Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
4A_372/2023
Arrêt du 5 septembre 2024
I
Composition
Mmes les Juges fédérales
Jametti, Présidente, Hohl et May Canellas.
Greffier: M. Botteron.
Participants à la procédure
A.________ SA,
représentée par Mes Laurent Chassot et Yolande Lagrange, avocats
recourante,
contre
B.________,
représenté par Me Christophe A. Gal, avocat,
intimé.
Objet
action récursoire du débiteur solidaire qui a payé le créancier (art. 50 al. 2 CO); compensation de créances ou reconnaissance de jugements étrangers?; droit de recours nié en raison de l'existence d'un pacte de corruption,
recours contre l'arrêt rendu le 6 juin 2023 par la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève (C/21813/2017, ACJC/714/2023).
Faits :
A.
A.a. Le 13 décembre 2007, la société D.________ SA, société française active dans le commerce d'engrais (ci-après: la société acheteuse ou la société acheteuse lésée), représentée alors par B.________, directeur du secteur des engrais (ci-après: le directeur), a conclu avec la société A.________ SA, à U.________ (ci-après: la société venderesse), société suisse active dans le commerce international de produits chimiques et de matières premières et dont l'administrateur président est E.________, un contrat de vente portant sur la livraison d'engrais à destination de l'Afrique par la seconde à la première. Ce contrat comportait une clause d'arbitrage et était soumis au droit anglais.
La société acheteuse est en liquidation depuis le 28 août 2013.
A.b. La société acheteuse a déposé plainte pénale à Paris, se constituant partie civile, contre son directeur, contre la société venderesse et contre l'administrateur président de celle-ci, notamment pour corruption.
Par jugement correctionnel du Tribunal de Grande Instance de Paris du 12 mai 2016, les trois prénommés ont été condamnés pénalement et, sur action civile, ils ont été condamnés solidairement à payer à la société acheteuse lésée, en réparation de son préjudice matériel, le montant de 852'544 USD, correspondant aux commissions occultes versées par la société venderesse au directeur de la société acheteuse. Ce jugement est définitif et exécutoire. Il a été établi que la société venderesse et son administrateur président ont illicitement versé au directeur de la société acheteuse des commissions occultes de 2 USD par tonne d'engrais vendue. Celui-ci avait initié le processus de corruption et, avec la société venderesse, ils avaient mis en place ensemble un pacte de corruption.
A.c. Précédemment, à la suite d'un litige survenu entre les deux sociétés dans le cadre de l'exécution du contrat du 13 décembre 2007, en raison d'un retard dans le déchargement d'un navire, un arbitre unique siégeant à Londres a condamné, par sentence arbitrale du 6 mai 2015, la société acheteuse à verser à la société venderesse un montant de 1'000'000 USD avec intérêts à compter du 28 mars 2008 au titre de surestaries. Puis, par une seconde sentence arbitrale du 4 janvier 2016, l'arbitre a statué sur les frais de la procédure et a condamné la société acheteuse à payer à la société venderesse les montants de 231'696,54 USD, 13'616,66 euros et 9'852,81 GBP avec intérêts à compter du 6 mai 2015, ainsi que le montant de 5'450 GBP avec intérêts à compter du 4 janvier 2016.
La société venderesse a essayé d'obtenir en France, de la société acheteuse, le paiement des montants alloués par ces sentences arbitrales, sans succès. En effet, après le prononcé du jugement correctionnel français du 12 mai 2016, l'ordonnance du 4 juin 2015 du Tribunal de Grande Instance de Paris qui conférait l'exequatur à la première sentence arbitrale du 6 mai 2015 a été annulée par arrêt de la Cour d'appel de Paris du 27 septembre 2016 et la demande d'exequatur a été rejetée, au motif que la sentence était contraire à la conception française de l'ordre public international. Il en a été de même pour l'ordonnance du 13 avril 2016 accordant l'exequatur à la seconde sentence arbitrale, qui a été annulée par arrêt du 15 novembre 2016. Les pourvois formés contre ces arrêts ont été rejetés par la Cour de cassation française.
A.d. La société acheteuse lésée a essayé d'obtenir en Suisse, contre la société venderesse et contre son propre directeur, l'exécution du jugement correctionnel du Tribunal de Grande instance de Paris du 12 mai 2016.
A.d.a. Contre la société venderesse, la société acheteuse lésée a introduit une poursuite pour le montant de 216'348 fr. 94 avec intérêts à 5 % l'an dès le 12 mai 2016. La poursuivie a fait opposition au commandement de payer. En procédure de mainlevée, la poursuivie a invoqué l'extinction de sa dette par compensation avec ses créances découlant des sentences arbitrales. La mainlevée définitive a été accordée à la poursuivante par arrêt d'appel de la Cour de justice du canton de Genève le 11 septembre 2018 et le recours en matière civile interjeté contre cet arrêt a été rejeté par le Tribunal fédéral le 25 octobre 2019, au motif que la poursuivie n'avait pas établi que les créances opposées en compensation, découlant des sentences arbitrales qui étaient antérieures au jugement correctionnel français, n'auraient pas pu être invoquées dans la procédure pénale; le Tribunal fédéral a précisé que la société venderesse poursuivie disposait encore de l'action de l'art. 85a LP (5A_877/2018 du 25 octobre 2019).
A.d.b. Contre son ancien directeur, la société acheteuse lésée a réussi à obtenir l'exécution du jugement correctionnel français. Celui-ci s'est acquitté en ses mains et en trois versements, des 18 novembre 2016, 1
er décembre 2016 et 6 décembre 2018, du montant total de 815'197,97 euros équivalant à 875'026,10 USD. Il est admis que ce montant est celui qui est dû selon le jugement correctionnel français. Il correspond aux commissions occultes versées par la société venderesse au directeur.
B.
B.a. Ayant payé la totalité du montant dû solidairement à la société acheteuse lésée, le directeur, débiteur solidaire, a invité l'administrateur de la société venderesse à lui faire des propositions de remboursement du chef de sa part et de la part de la société elle-même, soit 284'181 USD chacun, puis les a mis en demeure de lui payer chacun ce montant, ainsi que 1'189 USD de frais supplémentaires. La société venderesse, codébitrice solidaire, s'y est opposée, lui reprochant notamment de ne pas s'être prévalu de la compensation avec les créances découlant des sentences arbitrales.
Le directeur a requis la poursuite en Suisse de la société venderesse (poursuite n° xxx), qui a fait opposition au commandement de payer. Parallèlement, il a entrepris des démarches en Grèce à l'encontre de l'administrateur président de la société venderesse, également codébiteur solidaire.
B.b. Le directeur, débiteur solidaire (ci-après: le débiteur solidaire ou le demandeur ou l'intimé) a alors ouvert une action récursoire en paiement contre la société venderesse (ci-après: la codébitrice solidaire ou la défenderesse ou la recourante) par requête de conciliation du 18 septembre 2017. A la suite de l'échec de la conciliation, il a déposé sa demande devant le Tribunal de première instance du canton de Genève le 2 mai 2018. Se fondant sur le fait qu'il avait payé la totalité du montant qu'ils avaient été condamnés solidairement à payer par le jugement correctionnel français, il a conclu à la reconnaissance de ce jugement en Suisse et, dans ses dernières conclusions, à la condamnation de sa codébitrice solidaire à lui payer le montant de 232'197 euros avec intérêts à 5 % l'an dès le 8 décembre 2016, ainsi qu'à la mainlevée définitive de l'opposition au commandement de payer, et un second montant de 39'532 euros avec intérêts à 5 % l'an dès le 6 décembre 2018, ajouté pour tenir compte de son troisième versement à la société lésée, intervenu dans l'intervalle, au cours de la présente procédure. En bref, il a fait valoir que les parties avaient commis un acte illicite et que leur faute était commune dans la mesure où elles s'étaient volontairement associées pour parvenir à procéder à des ventes importantes d'engrais à la société acheteuse. Il réclamait à la défenderesse le tiers du montant total qu'ils avaient été condamnés, aux côtés de l'administrateur président de la défenderesse, à payer à la société acheteuse lésée et dont lui-même s'était entièrement acquitté en mains de celle-ci.
La défenderesse, codébitrice solidaire, a conclu au rejet de la demande, faisant valoir, en bref, qu'elle avait éteint la créance de la société acheteuse lésée par compensation, régie, en ce qui concerne la compensation, par le droit français, avec ses créances découlant des deux sentences arbitrales britanniques, dont la validité et l'exigibilité étaient soumises au droit anglais, et que le demandeur, débiteur solidaire, s'était donc acquitté d'une dette qui n'existait plus. Subsidiairement, elle a fait valoir qu'en application de l'art. 50 al. 2 CO, le recours du débiteur solidaire, qui avait commis une faute bien plus lourde qu'elle, était exclu compte tenu de l'ensemble des circonstances.
Le demandeur a contesté la compensation, invoquant qu'il n'avait pas été informé que la créance aurait été éteinte et que les contre-créances n'étaient pas exigibles puisque les sentences arbitrales étaient contraires à l'ordre public français.
Par jugement du 29 juin 2022, le Tribunal de première instance a condamné la défenderesse à verser au demandeur, d'une part, le montant de 232'196,70 euros avec intérêts à 5 % l'an dès le 8 décembre 2016 (ch. 1), pour lequel l'opposition formée au commandement de payer a été définitivement levée à concurrence de 248'752 fr. 30 (ch. 2) et, d'autre part, le montant de 39'532 euros avec intérêts à 5 % l'an dès le 6 décembre 2018 (ch. 3).
Statuant le 6 juin 2023, la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève a rejeté l'appel de la société défenderesse et confirmé le jugement de première instance.
C.
Contre cet arrêt, qui lui a été notifié le 9 juin 2023, la société défenderesse a interjeté un recours en matière civile au Tribunal fédéral le 10 juillet 2023, concluant à sa réforme en ce sens que la demande récursoire du demandeur soit rejetée. Principalement, elle invoque la violation des art. 148 al. 2 et 13 LDIP et, subsidiairement, celle de l'art. 50 al. 2 CO.
Le demandeur intimé conclut au rejet du recours. Il soutient que le jugement correctionnel français aurait condamné les participants à la corruption à parts égales et donc que la faute de la défenderesse ne serait pas moindre que la sienne.
Les parties ont encore déposé des observations.
La cour cantonale se réfère aux considérants de son arrêt.
Les requêtes d'effet suspensif ont été rejetées par ordonnances présidentielles des 5 septembre 2023 et 20 novembre 2023.
Considérant en droit :
1.
Interjeté en temps utile (art. 100 al. 1 LTF), par la partie défenderesse qui a succombé dans ses conclusions libératoires (art. 76 al. 1 LTF), contre une décision finale (art. 90 LTF), rendue sur appel par le tribunal supérieur du canton de Genève (art. 75 LTF) et portant sur une action récursoire intentée par un débiteur contre son codébiteur solidaire pour la part due par celui-ci dans les rapports internes (art. 72 al. 1 LTF), dont la valeur litigieuse dépasse le montant de 30'000 fr. (art. 74 al. 1 let. b LTF), le recours en matière civile est recevable au regard de ces dispositions.
2.
Saisi d'un recours en matière civile, le Tribunal fédéral n'est lié ni par les motifs invoqués par les parties, ni par l'argumentation juridique retenue par l'autorité cantonale; il peut donc admettre le recours pour d'autres motifs que ceux invoqués par le recourant, comme il peut le rejeter en opérant une substitution de motifs (ATF 140 III 86 consid. 2; 135 III 397 consid. 1.4; 134 III 102 consid. 1.1; 133 III 545 consid. 2.2).
3.
Il est établi que le jugement correctionnel français du 12 mai 2016 a condamné solidairement les trois participants au pacte de corruption - à savoir le demandeur, directeur salarié de la société acheteuse, la défenderesse, société venderesse, et un tiers, administrateur président de la société venderesse - à payer à la société acheteuse lésée le montant de 852'544 USD. Le volet civil de ce jugement français a été reconnu par le Tribunal de première instance de Genève dans le cadre de la présente procédure, conformément à l'art. 33 al. 1 CL, ce qui n'a pas été remis en cause par la défenderesse comme l'a déjà constaté la cour cantonale.
Il est également établi que le demandeur, débiteur solidaire, s'est acquitté en mains de la liquidatrice de la société acheteuse lésée, en trois versements, du montant de 815'197,97 euros et que ce montant correspond à ce qui était dû à celle-ci selon le jugement correctionnel français. Il a été admis en première instance que le droit applicable à l'exercice de ce droit de recours est le droit suisse, soit l'art. 50 al. 2 CO, par élection de droit, puisque les deux parties s'y étaient référées au cours de la procédure, ce qui n'a pas été contesté par les parties, comme l'a retenu la cour cantonale.
Seules sont litigieuses les deux objections formulées par la société défenderesse et recourante, codébitrice solidaire, à savoir, principalement, le fait que le demandeur n'aurait pas de droit de recours puisqu'il a payé une dette qu'elle avait déjà éteinte elle-même, par compensation avec ses contre-créances résultant des sentences arbitrales (cf. consid. 4 ci-dessous), et, subsidiairement, le fait que si, par impossible, un droit de recours était en principe admis, un tel droit devrait être nié en l'espèce au vu des circonstances, en vertu des art. 50 al. 2 CO et 4 CC (cf. consid. 5 ci-dessous).
4.
En ce qui concerne l'objection principale de la société défenderesse, la cour cantonale a jugé que les montants des deux sentences arbitrales ne pouvaient être invoqués en compensation et que la défenderesse n'avait donc pas éteint sa dette. La défenderesse recourante se plaint de violation des art. 148 al. 2 et 13 LDIP et invoque l'inapplicabilité de l'art. 19 LDIP.
4.1.
4.1.1. Premièrement, en ce qui concerne l'admissibilité de la compensation de la créance découlant du jugement correctionnel français par les contre-créances résultant des sentences arbitrales britanniques, la cour cantonale a exposé que cela présupposait d'examiner si les sentences pouvaient être reconnues en vertu de l'art. V ch. 2 let. b de la Convention de New York pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères, laissant ouverte la question de savoir si cette question était soumise au droit international privé de la lex causae (soit le droit français) ou de la lex fori (soit le droit suisse). Elle a considéré que les sentences arbitrales britanniques ne pouvaient être reconnues parce qu'elles étaient contraires tant à la conception française qu'à la conception suisse de l'ordre public international: les juridictions françaises avaient refusé de reconnaître les sentences arbitrales britanniques parce qu'elles étaient contraires à la conception française de l'ordre public international, le contrat conclu par les parties ayant été influencé par un pacte corruptif qui était inefficace en vertu d'une règle d'ordre public français, impérative; il en allait de même au regard de la conception suisse de l'ordre public car l'inefficacité d'un contrat influencé par un pacte corruptif est également une valeur fondamentale conforme à la conception suisse de la morale, qui tend à protéger des intérêts fondamentaux, la corruption étant une entrave au développement qui entraîne la perte d'importantes ressources financières, qui nuit à la cohésion sociale, qui empêche la transparence et qui fausse la concurrence.
Deuxièmement, dans une argumentation subsidiaire, la cour cantonale a jugé que, même si les sentences arbitrales devaient être reconnues, la compensation ne pourrait intervenir car le droit français interdit la compensation de la créance de la société acheteuse lésée avec les contre-créances découlant des sentences arbitrales puisque celles-ci reposent sur un contrat influencé par un pacte de corruption.
En résumé, elle a donc considéré que les sentences arbitrales ne pouvaient pas être reconnues en application de la Convention de New York - ni en France, ni en Suisse - et, subsidiairement, même si elles pouvaient être reconnues, qu'une créance - en l'occurrence celle résultant du jugement correctionnel français - ne pouvait pas être, selon le droit français, compensée par des contre-créances - de droit anglais - résultant de contrats influencés par un acte de corruption car ceux-ci sont dépourvus d'effets juridiques.
4.1.2. La défenderesse recourante soutient que le demandeur, codébiteur solidaire, ne peut avoir de prétention récursoire contre elle puisqu'elle avait déjà éteint sa propre dette à l'égard de la société acheteuse lésée, découlant du jugement correctionnel français du 12 mai 2016, par compensation avec ses contre-créances découlant des sentences arbitrales britanniques des 6 mai 2015 et 4 janvier 2016, et que le demandeur, débiteur solidaire, avait donc payé une dette qui n'existait plus et qu'il devrait agir en répétition de l'indu contre la société acheteuse. Selon elle, ses contre-créances découlant des sentences arbitrales soumises au droit anglais seraient valables, elle les aurait valablement opposées en compensation conformément à l'ancien droit français, qui admet une compensation de plein droit par la seule force de la loi, même à l'insu des débiteurs, au moment où les deux dettes existent. Il ne s'agit donc pas d'un problème de reconnaissance; d'ailleurs, une loi d'application immédiate du droit public français en matière de corruption ne saurait primer sur la lex causae anglaise.
4.2. Savoir si la défenderesse, codébitrice solidaire, a éteint sa dette à l'égard de la société lésée est une question préjudicielle à l'existence du droit de recours du demandeur, débiteur solidaire. L'art. 50 al. 2 CO étant applicable à la question principale (cf. consid. 3 ci-dessus), la question préjudicielle doit également être examinée selon le droit suisse, y compris la LDIP et les conventions internationales auxquelles la Suisse est partie (FLORENCE GUILLAUME, Droit international privé, 4
e éd., Bâle 2018, p. 171-172 n. 73).
4.2.1. Lorsqu'un jugement condamne des débiteurs solidaires à fournir un montant en argent à un créancier et qu'un jugement (ou une sentence arbitrale) condamne celui-ci à payer un montant à un des codébiteurs solidaires, il ne s'agit pas à proprement parler d'un problème de compensation d'une créance par une contre-créance au sens du droit matériel et, partant, de droit applicable à la compensation au sens de l'art. 148 al. 2 LDIP. Lorsque les jugements (ou sentences arbitrales) sont définitifs et ont l'autorité de la chose jugée dans leurs pays respectifs, il s'agit typiquement d'un problème de reconnaissance des jugements (ou des sentences arbitrales) étrangers en Suisse. Si ceux-ci devaient être reconnus et déclarés exécutoires en Suisse, leurs montants respectifs seraient simplement portés comptablement en déduction, le plus faible étant déduit du plus élevé. On ne saurait faire abstraction du fait qu'il a déjà été statué sur les créances elles-mêmes et que l'on se trouve donc en présence d'une nouvelle réalité juridique, consacrée dans le dispositif des jugements (ou des sentences arbitrales).
4.2.2. En l'espèce, le jugement correctionnel français du 12 mai 2016 condamnant solidairement les débiteurs à payer le montant de 852'544 USD à la société acheteuse lésée a été reconnu par le Tribunal de première instance, en application de l'art. 33 al. 1 CL (cf. consid. 3 ci-dessus). La portée de ce jugement en tant que son dispositif condamne solidairement les trois débiteurs, s'interprète certes selon le droit français. Le sens de cette condamnation solidaire ne fait toutefois pas problème.
Les sentences arbitrales des 6 mai 2015 (sur les surestaries) et 4 janvier 2016 (sur les frais du procès sur les surestaries) condamnant la société acheteuse à payer 1'000'000 USD à la société venderesse ont été prononcées par un arbitre anglais. Pour produire effet en Suisse, elles doivent y être reconnues. Cas échéant, le créancier ne pourrait faire valoir que le solde comptable qui subsisterait.
Il s'ensuit qu'il ne s'agit pas de statuer à nouveau sur les créances de base et donc sur la question du droit qui leur est applicable et qui serait applicable à leur compensation. Contrairement à ce que soutient la recourante, ni l'ancien droit français (pour la seule admissibilité de la compensation), ni le droit anglais en tant que lex causae (pour la validité et l'exigibilité des contre-créances), ne sont applicables. Les griefs de violation des art. 148 al. 2, 13 et 19 LDIP sont donc infondés.
4.3. Il faut examiner maintenant si les sentences arbitrales britanniques peuvent être reconnues en Suisse. Leur reconnaissance et leur exequatur sont soumises à la Convention de New York pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères du 10 juin 1958 (ci-après: CNY; RS 0.277.12).
Selon l'art. V ch. 2 let. b CNY, la reconnaissance et l'exécution d'une sentence arbitrale pourront aussi être refusées si l'autorité compétente du pays où la reconnaissance et l'exécution sont requises constate (b) que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence serait contraire à l'ordre public de ce pays.
Le moment déterminant pour juger de la compatibilité d'une décision étrangère avec l'ordre public de l'État requis, en l'occurrence l'ordre public matériel de la Suisse, est celui auquel la reconnaissance est demandée (FLORENCE GUILLAUME, op. cit., p. 233 n. 98). La Cour de céans tiendra donc compte des faits postérieurs à la date à laquelle les sentences arbitrales ont été rendues.
4.3.1. Selon la jurisprudence rendue en matière d'application directe des dispositions du droit étranger (art. 17 LDIP), la réserve de l'ordre public suisse permet au juge de ne pas appliquer exceptionnellement un droit matériel étranger qui aurait pour résultat de heurter de façon insupportable les moeurs et le sentiment du droit en Suisse (ATF 129 III 250 consid. 3.4.2; 125 III 443 consid. 3d; arrêts 4A_11/2023 du 8 décembre 2023 consid. 7.4.2.1; 4A_650/2023 du 13 mai 2024 consid. 5.1.1). En obligeant le juge suisse à appliquer une loi étrangère, le droit international privé suisse accepte nécessairement que cette loi puisse diverger du droit suisse. Ainsi, qu'un mécanisme prévu par le droit étranger soit inconnu de l'ordre juridique suisse ou qu'il puisse paraître original aux yeux d'un juriste helvétique ne signifie pas encore qu'il doive être taxé d'incompatible avec l'ordre public suisse (arrêts 4A_11/2023 précité consid. 7.4.2.1; 4A_133/2021 précité consid. 6.4.2). Il ne saurait donc être question d'en appeler à l'ordre public suisse chaque fois que la loi étrangère diffère, même sensiblement, du droit suisse. La règle est au contraire celle de l'application de la loi étrangère désignée par le droit international privé suisse (ATF 125 III 443 consid. 3d; arrêts 4A_11/2023 précité 2023 consid. 7.4.2.1; 4A_133/2021 précité consid. 6.4.1). En tant que clause d'exception, la réserve de l'ordre public suisse doit être interprétée de manière restrictive (arrêt 4A_11/2023 précité consid. 7.4.2.1).
4.3.2. En matière de reconnaissance (art. 27 al. 1 LDIP), la réserve de l'ordre public suisse doit être interprétée de manière encore plus restrictive qu'en matière d'application directe du droit étranger. En effet, sa portée est plus étroite en matière de reconnaissance puisque l'on a affaire à des rapports juridiques qui ont force de chose jugée et qui sont définitivement acquis à l'étranger. En refusant la reconnaissance en Suisse, on créerait des rapports juridiques boiteux. C'est pourquoi on ne peut invoquer la réserve de l'ordre public suisse que si la contradiction avec le sentiment suisse du droit et des moeurs est sérieuse. Autrement dit, la reconnaissance de la décision étrangère constitue la règle, dont il ne faut pas s'écarter sans de bonnes raisons (ATF 142 III 180 consid. 3.2; 126 III 101 consid. 3b, 327 consid. 2b et les arrêts cités; arrêt 4A_650/2023 précité consid. 5.1.2). La doctrine parle d'ordre public atténué de la reconnaissance ou d'effet atténué de l'ordre public (ATF 116 II 625 consid. 4b et les arrêts cités; arrêt 4A_650/2023 précité consid. 5.1.2).
Il doit en aller ainsi lorsqu'il s'agit de la reconnaissance en Suisse de sentences arbitrales étrangères selon l'art. V ch. 2 let. b CNY.
4.3.3. En l'espèce, les sentences arbitrales britanniques des 6 mai 2015 (sur les surestaries) et 4 janvier 2016 (sur les frais du procès sur les surestaries) sont antérieures au jugement correctionnel français du 12 mai 2016. Il ne ressort pas de l'arrêt attaqué que ce dernier aurait matériellement tenu compte de l'existence de ces sentences et des créances en résultant. Tout au plus en apprend-on que l'exequatur de ces sentences en France, que la défenderesse avait demandé et obtenu dans un premier temps, et ce avant le prononcé du jugement correctionnel du 12 mai 2016, a été finalement refusé dans un deuxième temps en appel, après le prononcé de celui-ci, par arrêts de la Cour d'appel de Paris du 27 septembre 2016 et du 15 novembre 2016.
Il ne résulte pas non plus de l'arrêt attaqué que la défenderesse aurait requis la reconnaissance et l'exequatur de ces sentences arbitrales en Suisse. Cela a pour conséquence que l'objection de la défenderesse, même opposée à titre préjudiciel dans le cadre de la procédure sur le droit de recours du codébiteur solidaire, devrait déjà être rejetée pour ce motif, ces sentences ne produisant aucun effet en Suisse. Comme on l'a vu (cf. consid. 4.2 ci-dessus), l'argument de la recourante selon lequel elle aurait éteint sa dette par compensation avec ses contre-créances découlant de ces sentences arbitrales, alors que l'exequatur en a été refusé en France, ne peut pas être suivi.
Au demeurant, la Cour de céans ne peut que constater que ces sentences ne pourraient être reconnues et déclarées exécutoires en Suisse. Il résulte de l'arrêt attaqué que la demande d'exequatur déposée en France a été rejetée au motif que les sentences étaient contraires à la conception française de l'ordre public international dès lors qu'elles permettraient à la société venderesse de retirer des bénéfices d'un contrat obtenu par corruption. Certes, la motivation de la cour cantonale, qui tire ensuite un parallèle entre le droit public français de lutte contre la corruption et la conception suisse de la morale et, par conséquent, de l'ordre public suisse, est difficilement compréhensible et ne peut être suivie. La question de l'exequatur devrait s'examiner au regard de l'ordre public suisse atténué. La Cour de céans peut toutefois renoncer à renvoyer la cause à la cour cantonale pour examiner ce point. En effet, il ressort des faits de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 27 septembre 2016, sur lequel s'est fondée la cour cantonale pour tirer un parallèle avec l'ordre public suisse, que le directeur de la société acheteuse, professionnel des engrais, qui ne pouvait ignorer que le temps de déchargement stipulé n'était compatible ni avec les performances des ports concernés (V.________ et W.________), ni avec les caractéristiques de la marchandise, a conclu le contrat à des conditions déséquilibrées au détriment de son employeur, profane en la matière, et que ce déséquilibre contractuel, sciemment accepté par un salarié de la société acheteuse, ne pouvait avoir pour cause que sa corruption par la société venderesse et pour but que d'engendrer en faveur de celle-ci une substantielle facture de surestaries. C'est en effet à la lumière de ces faits (art. 105 al. 2 LTF) que l'on doit comprendre l'appréciation de la cour cantonale lorsqu'elle retient que les sentences permettaient à la société venderesse de retirer des bénéfices d'un contrat obtenu par corruption. Le seul fait que, dans une argumentation fondée sur un précédent arrêt de la Cour de justice, la recourante affirme que l'on ne peut tenir pour établis les faits retenus par une autorité française dans une affaire de mainlevée parallèle, ne permet pas de considérer que les faits de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris seraient arbitraires. Et contrairement à ce qu'elle croit, il ne s'agit pas par là de reconnaître en Suisse les arrêts français ayant refusé l'exequatur en France des sentences arbitrales britanniques, mais seulement de savoir si ces faits permettent de déduire l'incompatibilité avec l'effet atténué de l'ordre public suisse, ce qui est le cas.
4.4. En conclusion, l'objection principale de la défenderesse doit être rejetée.
5.
Il faut encore examiner l'objection subsidiaire de la défenderesse, soit la question de savoir si, en vertu des art. 50 al. 2 CO et 4 CC, le droit de recours du demandeur devrait être rejeté, au vu des circonstances.
5.1. Le débiteur solidaire qui s'acquitte de la totalité de la dette à l'égard du créancier a un droit de recours contre son (ou ses) codébiteur (s) solidaire (s) en vertu des règles sur les rapports internes entre eux. Selon l'art. 50 CO, lorsque plusieurs personnes ont causé ensemble un même dommage en tant qu'instigateur, auteur principal ou complice et sont tenus solidairement de le réparer (al. 1), le juge appréciera s'ils ont un droit de recours (Rückgriff; diritto di regresso) les uns contre les autres et déterminera, le cas échéant, l'étendue de ce recours (al. 2). Autrement dit, il incombe au juge de décider de la répartition du poids de la réparation entre les différents coresponsables. Pour ce faire, il doit tenir compte de toutes les circonstances concrètes, notamment de la gravité des fautes de chacun des coresponsables, comme aussi de l'intérêt que chacun avait à la commission de l'acte illicite (FRANZ WERRO, La responsabilité civile, 3e éd., Berne 2017, n. 1762; HEINZ REY / ISABELLE WILDHABER, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 6e éd., Zurich 2024, n. 1747).
Lorsque les parties se sont liées par un pacte de corruption ayant pour objet le versement de pots-de-vin à un salarié au détriment de son employeur, ce contrat est nul, également en droit suisse, son objet étant illicite et contraire aux bonnes moeurs (art. 20 al. 1 CO; ATF 119 II 380 consid. 4b). Ce contrat est donc privé de tout effet.
5.2. La cour cantonale a examiné, dans un premier temps, les fautes respectives des parties et leur intérêt au pacte corruptif. Elle a considéré, en ce qui concerne la gravité de leurs fautes, que même si le directeur a initié la corruption, la faute de la société venderesse n'apparaît pas moins grave que celle du directeur; en effet, le processus de corruption ne pouvait se mettre en place sans la participation de la société venderesse, qui avait la possibilité de ne pas y donner suite et d'empêcher que la société acheteuse ne subisse un préjudice. Quant à l'intérêt des intéressés, la cour cantonale a estimé que les deux y avaient un intérêt important; même si la société venderesse n'a pas cherché à obtenir des prix supérieurs au marché, elle a bénéficié d'autres avantages, notamment de l'augmentation du volume de ses ventes.
Dans un deuxième temps, la cour cantonale a examiné le grief d'abus de droit soulevé par la société venderesse, qui soutient que le demandeur tente de récupérer par son action récursoire une partie des commissions qui lui ont été versées illicitement et qui l'ont enrichi. La cour cantonale a considéré que le fait que le montant alloué à la société acheteuse lésée correspond au montant des commissions indûment versées n'est pas déterminant puisque les intéressés ont contribué ensemble au préjudice et donc qu'une répartition du poids de la réparation entre eux n'est pas contraire à l'équité; en outre, le demandeur n'exerce pas son droit de recours contrairement à son but puisque le jugement correctionnel français a alloué ce montant pour réparer le préjudice matériel subi par la société acheteuse et qu'il y a également condamné solidairement la société venderesse et, par conséquent, que l'objectif du demandeur ne vise qu'à obtenir que la société venderesse assume sa part de responsabilité dans le dommage causé à la société acheteuse. La cour cantonale a encore ajouté que, même s'il est exact qu'en cas de gain du procès, le demandeur récupérera indirectement une partie des commissions versées, cette conséquence ne saurait suffire pour retenir un abus de droit, lequel doit être admis restrictivement.
5.3. L'appréciation de la cour cantonale ne peut être suivie.
Il est établi que le directeur demandeur a perçu des commissions occultes illicites d'un montant de 852'544 USD. Comme il n'y a pas eu de surfacturation des marchandises livrées par la société venderesse défenderesse, celle-ci ayant réduit ses marges, le tribunal correctionnel français a condamné les coresponsables à payer à la société acheteuse lésée le montant équivalant à ces commissions. Le Tribunal fédéral a déjà eu l'occasion de constater que des législations étrangères admettent, par une sorte de présomption de fait, que le dommage subi par l'acheteur équivaut au montant des pots-de-vin versés à l'employé, en ce sens que l'acheteur aurait pu obtenir de son vendeur une diminution du prix de vente si celui-ci n'avait pas versé ces commissions à l'employé corrompu; il a jugé qu'une telle appréciation n'est pas étrangère à la façon dont le juge suisse doit fixer le dommage lorsque le montant exact de celui-ci ne peut pas être établi, conformément à l'art. 42 al. 2 CO (arrêts 4A_11/2023 du 6 décembre 2023 consid. 7.4.2.2.; 4A_431/2015 du 19 avril 2016 consid. 5.1.2).
Sur le plan civil, les participants au pacte de corruption ont été condamnés solidairement à réparer le préjudice subi par la société acheteuse, conformément à la dite présomption. Cette condamnation ne vise que les rapports externes, soit la responsabilité solidaire des responsables vis-à-vis de la société acheteuse lésée, celle-ci ne devant pas pâtir du fait que l'un ou l'autre des coresponsables soit insolvable.
Dans les rapports internes, et sur le plan strictement civil, le juge doit tenir compte dans l'application de l'art. 50 al. 2 CO de la relation entre les participants à la corruption, soit du fait qu'ils se sont liés par un pacte corruptif et que celui-ci est nul, son objet étant illicite et contraire aux moeurs au sens de l'art. 20 al. 1 CO. Contrairement à ce qu'affirme le demandeur intimé, le tribunal correctionnel français n'a pas déjà statué sur les rapports internes; il n'a ni condamné à parts égales les trois responsables, ni n'a considéré que leurs fautes étaient de facto équivalentes, comme le soutient le demandeur intimé. A l'évidence, celui-ci confond la responsabilité solidaire dans les rapports externes et la répartition du poids de la réparation entre les coresponsables dans les rapports internes. Il méconnaît que la solidarité des coresponsables est destinée à protéger la société acheteuse lésée contre une éventuelle insolvabilité de l'un des coresponsables. La solidarité dans les rapports externes n'entraîne pas automatiquement une responsabilité à parts égales - en l'occurrence d'un tiers chacun - dans les rapports internes.
En présence d'un pacte corruptif exécuté, qui est nul, l'art. 50 al. 2 CO doit viser à replacer les parties dans la situation où elles se trouvaient antérieurement à la conclusion et l'exécution de ce pacte. Ni l'une ni l'autre ne doit pouvoir en tirer avantage.
Il est certes exclu de suivre l'argumentation de la recourante qui soutient qu'elle ne pouvait pas s'opposer à la corruption et qu'elle n'a fait qu'éviter, en l'acceptant, d'être écartée de ce marché commercial.
Elle a participé à une association illicite et a été condamnée pénalement à une amende de 350'000 euros. Mais, de son côté, le demandeur intimé ne peut pas se prévaloir exclusivement des règles sur la subrogation pour récupérer ce qui est en définitive le tiers des commissions occultes qu'il a effectivement perçues en vertu du pacte corruptif. Dans ces circonstances, son droit de recours doit être rejeté. Autre serait la situation si le dommage subi par la société acheteuse découlait également d'une surfacturation de la part de la société venderesse.
Au vu de ce qui précède, il est superflu de se prononcer sur les griefs soulevés à propos des critères généraux d'appréciation de l'art. 50 al. 2 CO, que sont la gravité des fautes et les intérêts respectifs des parties à l'acte illicite, qui ne jouent en réalité pas de rôle dans l'issue de la présente affaire; de même, point n'est besoin d'examiner la question d'un abus de droit du demandeur, puisque son droit de recours n'existe pas.
6.
L'arrêt attaqué doit donc être annulé et réformé en ce sens que l'action récursoire en paiement du demandeur doit être rejetée, aux frais et dépens de son auteur (art. 66 al. 1 et 68 al. 1 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est admis, l'arrêt attaqué est annulé et réformé en ce sens que la demande en paiement dans l'action récursoire du demandeur du 2 mai 2018 est rejetée.
2.
Les frais judiciaires de la procédure fédérale, arrêtés à 6'500 fr., sont mis à la charge de l'intimé.
3.
L'intimé versera à la recourante une indemnité de 7'500 fr. à titre de dépens pour la procédure fédérale.
4.
La cause est renvoyée à la cour cantonale pour nouvelle décision sur les frais et dépens des instances cantonales.
5.
Le présent arrêt est communiqué aux parties et à la Cour de justice du canton de Genève, Chambre civile.
Lausanne, le 5 septembre 2024
Au nom de la I re Cour de droit civil
du Tribunal fédéral suisse
La Présidente : Jametti
Le Greffier : Botteron