Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
4A_583/2023
Arrêt du 12 août 2024
Ire Cour de droit civil
Composition
Mmes et M. les Juges fédéraux
Jametti, Présidente, Rüedi et May Canellas,
greffière Monti.
Participants à la procédure
A.________ SA,
représentée par Me Jean-Daniel Théraulaz, avocat,
recourante,
contre
1. B.________,
2. C.________,
tous deux représentés par Me Jean-Claude Perroud, avocat,
intimés.
Objet
contestation du loyer initial; immeuble ancien,
recours contre l'arrêt rendu le 10 octobre 2023 par la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud (XA20.000465-230659, n° 414).
Faits :
A.
A.a. L'immeuble sis... à Pully (parcelle n° xxx), érigé en 1960, compte cinq appartements totalisant 631 m
2, ainsi que quatre box individuels.
Depuis 1980, les frères D.G.________, E.G.________ et F.G.________ étaient actionnaires de la société G.________ S.A., active dans les domaines de la plâtrerie, la peinture, les installations électriques, téléphoniques et télématiques.
En 1986, ils ont acquis le capital-actions de la SI H.________ SA, à l'époque propriétaire de la parcelle sur laquelle est construit l'immeuble précité, dite entité étant désormais radiée. En 1987, ils en sont devenus les administrateurs.
A.b. En septembre 1998, l'administration cantonale des impôts (ACI) a classé un contentieux l'opposant à G.________ S.A. et à ses actionnaires. Les sociétés immobilières, dont la SI H.________ SA (ci-après: la société immobilière), devaient être liquidées, de façon à assainir la situation financière; les immeubles devaient être transférés à chacun des actionnaires, proportionnellement à leur part au capital-actions, soit à raison d'un tiers pour chacun des trois frères. La valeur de sortie retenue pour le transfert de l'immeuble concerné était fixée à 1'000'000 fr.
A.c. Par acte notarié du... octobre 1998, la société immobilière en liquidation a vendu la parcelle précitée aux trois frères. Ceux-ci l'ont achetée en propriété commune, société simple, pour le prix de 1'000'000 fr. Ce montant devait être inscrit comme créance contre les acheteurs dans les livres de la société, et les trois frères se reconnaissaient débiteurs conjoints et solidaires de cette somme. Les acheteurs déclaraient reprendre la dette incorporée dans une cédule hypothécaire au porteur, due auprès d'une banque de la place, à la libération de la société immobilière.
Cette vente a été inscrite au registre foncier le... octobre 1998.
A.d. Le 11 février 2011, I.________, expert en estimations immobilières, a établi une expertise estimant la valeur de l'immeuble désigné ci-dessus à 2'180'000 fr.
A.e. Par courrier du 22 juillet 2014, l'ACI a été informée par la mandataire des frères G.________ que ceux-ci souhaitaient transférer l'ensemble de leur patrimoine immobilier ainsi que les actions de la société G.________ S.A. à A.________ SA (ci-après: la bailleresse). Selon ce courrier, les frères avaient acquis en main commune les actions de la bailleresse, active dans le domaine de la gérance et du courtage immobiliers, en 1988 pour le prix de 270'000 fr. Ils détenaient à l'époque en main commune un parc immobilier dont la valeur vénale "récemment fixée par expertise" avoisinait les 120'000'000 fr., qu'ils souhaitaient transférer à la bailleresse afin d'en garantir la pérennité lors de futurs transferts successoraux. L'estimation fiscale de ces immeubles était de 90'000'000 fr. environ et la dette hypothécaire y afférente correspondait dans les grandes lignes à ce montant au 31 décembre 2013. Ce courrier contenait, outre des propositions pour mettre un terme aux différends opposant les trois frères à l'administration fiscale, une demande d'approbation de leur propre appréciation quant aux conséquences fiscales des opérations envisagées. Parmi celles-ci, il était spécifié que le transfert d'immeubles et actions à la bailleresse représentait une restructuration au sens des art. 19 LIFD (RS 642.11) et art. 22 de la loi vaudoise sur les impôts directs cantonaux (LI; Base législative vaudoise 642.11), de sorte qu'il pouvait être effectué à la valeur comptable, sans gain immobilier ni excédent de liquidation; s'agissant d'un transfert d'immeubles, il était exempt de droit de mutation, par renvoi à l'art. 3 al. 1 let. i de la loi vaudoise concernant le droit de mutation sur les transferts immobiliers et l'impôt sur les successions et donations (LMSD; Bl-VD 648.11). L'autorité fiscale cantonale a donné son aval.
Conformément au "[p]lan d'amortissement des immeubles, objet du patrimoine des frères G.________ au 31 décembre 2006" auquel se réfère ce courrier, la valeur de l'immeuble prémentionné, lors de sa dernière estimation fiscale, était de 1'000'000 fr. S'y ajoutaient les frais de mutation, de notaire ainsi que les commissions éventuelles, par 7'120 fr., de sorte que sa valeur immobilière "avant tout amortissement" était de 1'007'120 fr., ou 948'039 fr. après "amortissement 2006".
Par acte notarial du 24 juillet 2014, les frères G.________ déclaraient "céder" simultanément à la bailleresse soixante-six parcelles, dont celle litigieuse. L'acte de "cession" contient notamment la clause suivante:
" La valeur de la cession [...] s'élève à la somme de [...] (CHF 90'666'818.00) qui est payée à concurrence [de...] (CHF 1'227'710.50) soit une attribution de [...] (CHF 409'236.85) dans le compte-courant actionnaire de chacun des cédants dans les livres de la société cessionnaire et, pour cette dernière, par la reprise des dettes hypothécaires des cédants, valeur au 1
er janvier 2014, pour un montant total de [...] (CHF 89'439'107.45), sachant que ce dernier montant représente la valeur des dettes hypothécaires au 1
er juillet 2014."
L'inscription au registre foncier a eu lieu le... juillet 2014. L'extrait corrélatif indique que la propriété individuelle de la bailleresse a été acquise par "apport".
A.f. Par contrat de bail à loyer du 17 juillet 2019, B.________ et C.________ (ci-après: les locataires) ont pris à bail, à compter du 1
er septembre 2019, un appartement de cinq pièces d'environ 116 m
2 au rez-de-chaussée supérieur de cet immeuble (let. A.a
supra), moyennant un loyer mensuel de 2'700 fr., plus un acompte de 240 fr. pour les frais accessoires.
Le même jour, les parties ont conclu un second contrat de bail à loyer, portant sur un box individuel situé dans le même immeuble, pour un loyer mensuel de 260 fr.
B.
B.a. Le 11 septembre 2019, les locataires ont saisi l'autorité de conciliation. Face à l'échec de cette procédure, ils ont porté leur action devant le Tribunal des baux du canton de Vaud en concluant, selon le dernier état de leur demande, à ce que le loyer mensuel initial soit fixé à 1'400 fr. nets et celui du box individuel, à 135 fr., la bailleresse étant condamnée à leur restituer immédiatement le trop-perçu. Ils ont également requis que la garantie de loyer soit réduite à 4'350 fr. et que le différentiel, par rapport au montant versé, leur soit rétrocédé.
Le tribunal a ordonné à la bailleresse de produire les pièces utiles au calcul de rendement voulu par les locataires, ce qu'elle n'a fait que partiellement, arguant notamment qu'il s'agissait d'un immeuble "ancien" pour lequel elle ne disposait plus d'archives complètes, en raison de l'écoulement du temps et d'un incendie. Elle a néanmoins produit un document intitulé "[a]mortissement 2006", ainsi que l'expertise dressée en 2011 par I.________ (let. A.d
supra). Le tribunal s'est adressé à l'ACI pour obtenir l'expertise fixant la valeur de l'ensemble des immeubles transférés en 2014, requête à laquelle l'administration fiscale a opposé une fin de non-recevoir, au nom du secret fiscal. Invitée à produire ce même document, la bailleresse a fait savoir qu'elle ne l'avait pas retrouvé, puis a nié qu'il y ait eu une expertise globale de tous les immeubles, reconnaissant tout au plus des expertises de certains d'entre eux; quant au crédit hypothécaire, il s'agissait selon elle d'un crédit groupé, impossible à affecter à tel ou tel immeuble.
Par jugement du 13 juillet 2022, le Tribunal des baux a fixé à 2'300 fr. nets (au lieu de 2'700 fr., let. A.f
supra) dès le 1
er septembre 2019 le loyer mensuel dû par les deux locataires pour l'appartement litigieux, respectivement a condamné la bailleresse à leur restituer le montant de 5'200 fr. correspondant au loyer perçu en trop entre le 1
er septembre 2019 et le 30 septembre 2020, et a ramené à 6'900 fr. le montant de la garantie de loyer; fixant le loyer de l'appartement à 2'233 fr. dès le 1
er octobre 2020, il a condamné la bailleresse à restituer aux locataires 467 fr. par mois touchés en trop du 1
er octobre 2020 jusqu'au jour de l'entrée en force du jugement; finalement, le tribunal a arrêté à 252 fr. 40 à partir du 1er octobre 2020 le loyer dû par les locataires pour le box individuel (cf.
supra let. A.f
in fine), condamnant la bailleresse à restituer aux locataires 7 fr. 60 par mois perçus en trop pour la période courant du 1
er octobre 2020 jusqu'au jour de l'entrée en force du jugement.
B.b. Par arrêt du 10 octobre 2023, la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal vaudois a rejeté l'appel de la bailleresse et confirmé ce premier jugement. Ses motifs seront évoqués dans les considérants en droit qui suivront.
C.
La bailleresse forme un recours en matière civile en demandant principalement au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt et d'ordonner le renvoi de la cause à l'autorité de seconde instance cantonale pour nouveau jugement; subsidiairement, elle requiert d'admettre son recours, d'annuler l'arrêt attaqué et de rejeter les conclusions des locataires.
Dans leur réponse, ceux-ci concluent au rejet du recours. La cour cantonale s'est, dans la sienne, référée à son arrêt.
Considérant en droit :
1.
Interjeté en temps utile (art. 100 al. 1 LTF, en lien avec l'art. 45 al. 1 LTF) par la bailleresse, laquelle a partiellement succombé dans ses conclusions (art. 76 al. 1 LTF), et dirigé contre un arrêt final (art. 90 LTF) rendu sur appel par un tribunal cantonal supérieur (art. 75 LTF) dans une affaire de contestation du loyer initial du bail (art. 72 al. 1 LTF), dont la valeur litigieuse atteint le seuil de 15'000 fr. requis en matière de bail à loyer (art. 74 al. 1 let. a LTF), le recours en matière civile est recevable au regard de ces dispositions.
2.
2.1. Le Tribunal fédéral statue sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF). Relèvent de ces faits tant les constatations relatives aux circonstances touchant l'objet du litige que celles concernant le déroulement de la procédure conduite devant l'instance précédente et en première instance, c'est-à-dire les constatations ayant trait aux faits procéduraux (ATF 140 III 16 consid. 1.3.1 et les références citées). Le Tribunal fédéral ne peut rectifier les constatations de l'autorité précédente que si elles sont manifestement inexactes, c'est-à-dire arbitraires (ATF 140 III 115 consid. 2; 135 III 397 consid. 1.5), ou ont été établies en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF), et si la correction du vice est susceptible d'influer sur le sort de la cause (art. 97 al. 1 LTF).
Le Tribunal fédéral se montre réservé en matière de constatations de fait et d'appréciation des preuves, vu le large pouvoir qu'il reconnaît en ce domaine aux autorités cantonales (ATF 120 Ia 31 consid. 4b; 104 Ia 381 consid. 9 et les références citées). Il n'intervient du chef de l'art. 9 Cst. que si le juge du fait n'a manifestement pas compris le sens et la portée d'un moyen de preuve, s'il a omis sans raisons objectives de tenir compte des preuves pertinentes ou s'il a effectué, sur la base des éléments recueillis, des déductions insoutenables (ATF 137 III 226 consid. 4.2; 136 III 552 consid. 4.2).
La critique de l'état de fait retenu est soumise au principe strict de l'allégation énoncé par l'art. 106 al. 2 LTF (ATF 140 III 264 consid. 2.3 et les références citées) : la partie qui entend attaquer les faits constatés par l'autorité précédente doit expliquer clairement, et de manière circonstanciée, en quoi ces conditions seraient réalisées (ATF 140 III 16 consid. 1.3.1 et les références citées). Pour chaque constatation de fait incriminée, elle doit démontrer comment les preuves administrées auraient dû, selon elle, être correctement appréciées et en quoi leur appréciation par l'autorité cantonale est insoutenable (cf. par ex. arrêt 5A_621/2013 du 20 novembre 2014 consid. 2.1, non publié
in ATF 141 III 53). Les critiques de nature appellatoire sont irrecevables (cf., sous l'OJ déjà, ATF 130 I 258 consid. 1.3).
2.2. Le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF). Toutefois, compte tenu de l'obligation de motiver qui incombe au recourant en vertu de l'art. 42 al. 2 LTF, il n'examine pas, comme le ferait un juge de première instance, toutes les questions juridiques qui pourraient se poser, mais uniquement celles qui sont soulevées devant lui (ATF 140 III 86 consid. 2; 137 III 241 consid. 5; 137 III 580 consid. 1.3), à moins que la violation du droit ne soit manifeste (ATF 140 III 115 consid. 2
ab initio; voir par ex. arrêt 5A_621/2013 précité consid. 2.2, non publié
in ATF 141 III 53).
3.
En vertu de l'art. 270 al. 1 CO, le locataire peut contester le loyer initial qu'il estime abusif au sens des art. 269 et 269a CO . Selon l'art. 269 CO, le loyer est abusif lorsqu'il permet au bailleur d'obtenir un rendement excessif de la chose louée et, selon l'art. 269a let. a CO, il est présumé non abusif lorsqu'il se situe dans les limites des loyers usuels dans la localité ou dans le quartier.
3.1. Le contrôle de l'admissibilité du loyer initial ne peut s'effectuer qu'à l'aide de la méthode absolue, laquelle sert à vérifier concrètement que le loyer ne procure pas un rendement excessif au bailleur compte tenu des frais qu'il doit supporter ou des prix du marché. Dans l'application de cette méthode, les deux critères absolus que sont le celui du rendement net (fondé sur les coûts) et celui des loyers du marché (c'est-à-dire les loyers comparatifs appliqués dans la localité ou le quartier) sont antinomiques, et partant exclusifs l'un de l'autre. Ainsi, le critère fondé sur un calcul concret et individuel du coût (soit le rendement net) ne peut pas être combiné avec des facteurs liés au marché, tels qu'une valeur objectivée de l'immeuble (ATF 139 III 13 consid. 3.1.2; 120 II 240 consid. 2; arrêts 4A_581/2018 du 9 juillet 2019 consid. 3.1.1; 4A_191/2018 du 26 mars 2019 consid. 3.1; 4A_400/2017 du 13 septembre 2018 consid. 2.1, non publié
in ATF 144 III 514; 4A_645/2011 du 27 janvier 2012 consid. 3.2).
3.1.1. Le critère du rendement au sens de l'art. 269 CO se base sur le rendement net des fonds propres investis. Le loyer doit, d'une part, offrir un rendement raisonnable par rapport aux fonds propres investis et, d'autre part, couvrir les charges immobilières (ATF 141 III 245 consid. 6.3 et les références citées). Le loyer est ainsi contrôlé sur la base de la situation financière de la chose louée à un moment donné, sans égard aux accords antérieurs passés avec le locataire, lesquels ne sont pris en considération que dans l'application de la méthode relative (arrêts 4A_581/2018 précité consid. 3.1.1; 4A_239/2018 du 19 février 2019 consid. 5.2; sur la méthode de calcul du rendement net, cf. au surplus consid. 3.2
infra).
3.1.2. Le critère absolu des loyers usuels dans la localité ou dans le quartier, au sens de l'art. 269a let. a CO, est fondé sur les loyers du marché. L'art. 11 de l'ordonnance du 9 mai 1990 sur le bail à loyer et le bail à ferme d'habitations et de locaux commerciaux (OBLF; RS 221.213.11) détermine les loyers "déterminants" pour le calcul de ceux-là: il s'agit des loyers des logements comparables à la chose louée quant à l'emplacement, la dimension, l'équipement, l'état et l'année de construction (al. 1), à l'exclusion des loyers découlant du fait qu'un bailleur ou un groupe de bailleurs domine le marché (al. 3). Les statistiques officielles doivent être prises en considération (al. 4) (ATF 141 III 569 consid. 2.2). Ces prescriptions correspondent à celles de l'ancien droit (art. 15 al. 1 let. a AMSL [RO 1972 1531]), seul le critère de la dimension ayant été ajouté (ATF 123 III 317 consid. 4 p. 319 et la référence à la doctrine).
La preuve des loyers usuels dans la localité ou le quartier peut être apportée au moyen de deux méthodes (cf. art. 11 al. 1 et 4 OBLF , et ATF 147 III 14 consid. 4.1.2; 141 III 569 consid. 2.2.1).
3.1.2.1. Premièrement, il est possible de se baser sur des logements de comparaison, lesquels doivent être au nombre minimal de cinq et présenter, pour l'essentiel, les mêmes caractéristiques que le logement litigieux quant à l'emplacement, la dimension, l'équipement, l'état et l'année de construction, tout en tenant compte de l'évolution récente de leurs loyers au regard du taux hypothécaire et de l'indice suisse des prix à la consommation (ATF 147 III 14 consid. 4.1.2.1; 141 III 569 consid. 2.2.1 p. 572 et consid. 2.2.3 p. 574). L'art. 11 al. 3 OBLF prescrit d'exclure les loyers découlant du fait qu'un bailleur ou un groupe de bailleurs domine le marché.
3.1.2.2. Secondement, le juge peut appliquer la méthode des statistiques officielles (art. 11 al. 4 OBLF). Celles-ci doivent satisfaire aux exigences posées par l'alinéa 1 de l'art. 11 OBLF et, partant, contenir des données chiffrées suffisamment différenciées et dûment établies selon les critères précités (ATF 147 III 14 consid. 4.1.2.2; 141 III 569 consid. 2.2.1 p. 572 et consid. 2.2.2).
3.2. Le critère absolu du rendement net a la priorité sur celui des loyers usuels dans la localité ou le quartier (ATF 124 III 310 consid. 2b), en ce sens que le locataire peut toujours tenter de prouver que le loyer procure au bailleur un rendement "excessif" au sens de l'art. 269 CO, et ce n'est donc qu'en cas de difficulté ou d'impossibilité de déterminer le caractère excessif du rendement net qu'il pourra être fait application du critère des loyers usuels de la localité ou du quartier (ATF 147 III 14 consid. 4.2; 124 III 310 consid. 2b p. 312).
Pour les immeubles anciens, la hiérarchie des critères absolus est inversée: le critère des loyers usuels dans la localité ou le quartier l'emporte sur le critère du rendement net des fonds propres investis. Pour de tels immeubles, en effet, les pièces comptables nécessaires pour déterminer les fonds propres investis en vue de calculer le rendement net font fréquemment défaut, ou font apparaître des montants qui ne sont plus en phase avec la réalité économique actuelle (ATF 147 III 14 consid. 4.2; 140 III 433 consid. 3.1 p. 435; 122 III 257 consid. 4a/bb). Pour un immeuble ancien, le bailleur peut donc se prévaloir de la prééminence du critère des loyers usuels dans la localité ou le quartier; le fait que ce critère ait la priorité ne l'empêche toutefois pas d'établir que l'immeuble ne lui procure pas un rendement excessif à l'aide du rendement net (ATF 147 III 14 consid. 4.2). Est ancien un immeuble dont la construction ou la dernière acquisition remonte à trente ans au moins, au moment où débute le bail; autrement dit, ce délai de trente ans commence à courir soit à la date de la construction de l'immeuble, soit à celle de sa dernière acquisition; il doit être échu au moment où débute le bail (ATF 147 III 14 consid. 4.2; 144 III 514 consid. 3.2; arrêts 4A_581/2018 précité consid. 3.1.1; 4A_191/2018 précité consid. 3.1).
4.
Le présent litige porte sur le loyer de l'appartement et du box individuel que les locataires louent à la bailleresse. Les premiers ont valablement et en temps utile contesté le loyer initial, ce qui n'est guère remis en cause (art. 270 al. 1 let. a CO); en cours de procédure, ils ont modifié leurs conclusions pour réclamer, en sus, une réduction de loyer consécutive à la baisse du taux d'intérêt hypothécaire à compter du 1
er octobre 2020, mais cet aspect - sur lequel ils ont obtenu gain de cause - n'est plus litigieux à ce stade. Le centre de gravité de la contestation est ailleurs: il porte sur la question de savoir si l'immeuble querellé doit être qualifié d'ancien, auquel cas la hiérarchie des critères absolus - rendement net des fonds propres (art. 269 CO) et loyers usuels dans la localité ou le quartier (art. 269a let. a CO) - serait inversée (
supra consid. 3.2). C'est la thèse que soutient la recourante.
5.
5.1. Le Tribunal fédéral distingue les immeubles anciens pour contrer deux obstacles se dressant à l'application de la méthode du rendement net des fonds propres. L'un tient à la détermination du prix de revient, respectivement des fonds propres investis à une époque reculée, les pièces comptables faisant alors fréquemment défaut. L'autre a trait au montant de l'investissement qui n'apparaît plus en phase avec la réalité économique actuelle, selon l'expression consacrée par la jurisprudence (ATF 144 III 514 consid. 3.3; 140 III 433 consid. 3.1; 122 III 257 consid. 4a/bb).
La doctrine ne conteste guère la nécessité d'opérer cette distinction, même si certains auteurs la qualifient d'artificielle et prônent le recours à d'autres référentiels (NICOLAS DAÏNA, La détermination du loyer admissible, 2023, p. 24 et
passim), soulignant au passage que les prix ont évolué plus rapidement dans certaines régions que dans d'autres, ce qui fait qu'un immeuble ayant quinze ans d'âge devrait théoriquement déjà être considéré comme ancien dans l'arc lémanique (PHILIPPE RICHARD, Critique de la jurisprudence du Tribunal fédéral sur les articles 269, 269a litt. a et 270 CO,
in Cahiers du bail 2019 pp. 47 et 49); d'aucuns mettent en garde contre les cas (partage d'une succession, donation, échange) où le capital investi représenterait une variable du calcul déconnectée de la réalité (cf. les commentaires faits par BEAT ROHRER
ad arrêt 4A_554/2019 du 26 octobre 2020, partiellement publié aux ATF 147 III 14,
in Mietrecht Aktuell [MRA] 2020 spéc. p. 182, ainsi que par JÜRG P. MÜLLER
ad arrêt 4C.95/1999 du 9 juin 1999,
in MRA 1999 spéc. p. 194).
5.2. Les motifs sous-tendant cette distinction expliquent que l'examen ne s'arrête pas à l'âge de l'immeuble. Pour séculaire qu'il puisse être, si l'acquisition par son actuel propriétaire (sa dernière acquisition) remonte à moins de trente ans, l'immeuble en question ne sera pas considéré comme ancien. Dans ce cas en effet, les pièces relatives à cette acquisition recèleront en principe les données nécessaires et les chiffres dégagés n'apparaîtront pas surannés.
5.3. La jurisprudence du Tribunal fédéral est émaillée de plusieurs arrêts qui trahissent la difficulté inhérente à cette délimitation.
S'agissant de l'acquisition par succession, la jurisprudence distingue entre l'acquisition par succession légale et l'acquisition entre vifs lors d'un partage ultérieur (arrêts 4A_191/2018 précité consid. 3.2; 4A_147/2016 du 12 septembre 2016 consid. 2.2; 4C.95/1999 précité consid. 2b). L'acquisition par succession légale n'offre pas les données nécessaires à un calcul de rendement; les héritiers succèdent au
de cujus et ne peuvent prétendre qu'au rendement admissible des investissements faits par le
de cujus lui-même; la valeur vénale de l'immeuble au décès, respectivement au moment de la dévolution légale aux héritiers, est donc sans pertinence pour déterminer le loyer admissible (arrêt 4A_147/2016 précité consid. 2.2). La situation se présente sous un autre angle lors d'une convention de partage successoral: comme dans le cadre d'une vente, les héritiers attribuent alors à l'immeuble une valeur réelle dont il est possible de tenir compte (arrêts précités 4A_191/2018 consid. 4.1 et 4.2.1; 4A_147/2016 consid. 2.2; 4C.95/1999 consid. 2b). Dans un cas où le partage ne portait que sur une partie de la succession, sans qu'un lien avec la valeur même des immeubles soit établi, le Tribunal fédéral a toutefois jugé que ce partage partiel n'était pas déterminant, respectivement ne permettait pas un calcul de rendement (arrêt 4A_147/2016 précité consid. 2.2).
La cour de céans a laissé entendre qu'il en irait de même dans le cadre de la liquidation d'un régime matrimonial, à l'occasion duquel les parties fixent le prix d'un bien destiné à devenir la propriété d'une personne de la communauté (arrêt 4A_581/2018 du 9 juillet 2019 consid. 3.1.4 et 3.4).
Dans un arrêt du 9 juillet 2002, il a été retenu que le transfert d'immeuble opéré dans le contexte d'une fusion par absorption (art. 748 aCO) n'était pas assimilable à une vente, puisque la société absorbante prenait simplement la place de la société absorbée, avec tous les droits et obligations y afférents, à l'instar des héritiers du bailleur; elle ne procédait pas à un investissement pour acquérir l'immeuble appartenant à la société absorbée, de sorte qu'il n'y avait en principe pas de modification des bases de calcul (arrêt 4C.291/2001 du 9 juillet 2002 consid. 3b).
Une quinzaine d'années plus tard, le Tribunal fédéral s'est penché sur le transfert d'un immeuble lié à la fusion de deux institutions de prévoyance; il y a vu une situation identique. Faute de modification des bases de calcul justifiant une adaptation du loyer, seuls étaient donc pertinents pour un calcul du rendement les fonds investis à l'époque par la société absorbée pour construire ou acquérir l'immeuble (arrêt 4A_581/2018 du 9 juillet 2019 consid. 3.4).
L'autorité de céans s'est également prononcée sur la vente des actions d'une société immobilière, sans y attacher les mêmes effets qu'à la vente de l'immeuble lui-même. Selon les arrêts corrélatifs, la vente de ces actions n'opère pas de modification des bases de calcul; en d'autres termes, le prix correspondant ne peut pas, en règle générale, être considéré comme la valeur d'achat de l'immeuble. En effet, ce prix ne reflète pas nécessairement la valeur de l'immeuble social; il est également dépendant de diverses particularités, telles que les dettes sociales et hypothécaires, les actifs non immobiliers (réserves latentes après déduction de la charge fiscale latente), la créance de l'actionnaire, ainsi que les recettes et dépenses de la société (ATF 112 II 149 consid. 3c; arrêts 4A_645/2011 du 27 janvier 2012 consid. 3.3 et 3.4.3, 7B.216/2005 du 1
er mars 2006 consid. 2.1).
6.
6.1. En l'espèce, la cour cantonale a constaté que la recourante était propriétaire de l'immeuble depuis que les frères D.G.________, E.G.________ et F.G.________ le lui avaient vendu le... juillet 2014, soit environ cinq ans avant la conclusion des baux litigieux. L'immeuble ne pouvait donc être considéré comme ancien.
De l'avis de la société recourante, il aurait fallu faire abstraction de cette vente qu'elle qualifie d' "opération neutre"; il faudrait selon elle remonter à 1986 (soit 33 ans auparavant), à l'époque où les frères G.________ avaient acquis le capital-actions de la SI H.________ SA, alors propriétaire de la parcelle.
Cela étant, la cour cantonale est demeurée hermétique à ce point de vue. L'immeuble a été vendu à deux reprises dans l'intervalle, a-t-elle expliqué dans l'arrêt attaqué:
- En 1998 tout d'abord, lorsque l'immeuble avait été vendu par la SI H.________ SA, alors en liquidation, aux trois frères D.G.________, E.G.________ et F.G.________ (let. A.c
supra). Cette acquisition ne s'était pas faite à titre gratuit, mais contre l'inscription d'une créance contre les trois frères, soit 1'000'000 fr. dans les comptes de la société immobilière. Il ne s'agissait nullement d'un cas de succession universelle, mais bien d'une transaction portant sur un immeuble déterminé entre deux personnes juridiques distinctes. Quant à la qualification de cette transaction en matière fiscale, elle n'était pas déterminante.
- En 2014 ensuite, lorsque l'immeuble avait été revendu par les trois frères à la société recourante leur appartenant (let. A.e
supra). Il s'agissait, là encore, d'un transfert volontaire entre sujets de droits distincts, sans universalité aucune et qui de toute manière n'était pas assimilable à une dévolution d'hérédité.
La recourante, que ces considérations ont laissée de marbre, s'est fendue d'une argumentation visant à en démontrer l'illégalité. Selon elle, le transfert de 1998 aurait été opéré dans le cadre de la liquidation de la société immobilière dont les trois frères étaient propriétaires; ces derniers auraient donc repris "les actifs et les passifs de la société en liquidation". A ses yeux, il ne s'agirait pas d'une vente "au sens strict". Quant à la transaction de 2014, il s'agirait d'un transfert de propriété franc d'impôt, de sorte qu'il demeurerait sans conséquence. En somme, il faudrait considérer que l'immeuble est "détenu par les mêmes personnes depuis plus de 33 ans".
6.2. Les griefs qu'elle décoche à l'encontre de l'arrêt cantonal manquent toutefois leur cible.
Tant en 1998 qu'en 2014, l'immeuble a bel et bien été vendu. À chacune de ces deux dates, un acte de vente immobilière a été instrumenté et le transfert de propriété, dûment inscrit au registre foncier. Savoir quel sort a été réservé à l'intégralité des actifs et passifs de la SI ne ressort pas de l'arrêt cantonal. En tout état de cause, le cas d'espèce n'a rien de semblable avec une dévolution héréditaire ou une fusion, comparaison dans laquelle la recourante elle-même ne se lance pas.
La recourante voudrait en définitive faire la transparence (
Durchgriff) entre elle-même, en tant que société anonyme, et ses actionnaires. Cela étant, elle ne saurait invoquer l'indépendance juridique dont elle bénéficie lorsque ceci sert ses intérêts ou ceux de ses ayants droit économiques, et prétendre ne faire qu'un avec ceux-ci lorsqu'un autre avantage est en jeu; seules des circonstances très particulières - i.e. l'abus de droit, dont la recourante ne pourrait au demeurant invoquer l'existence (
nemo auditur propriam turpitudinem allegans) - permettraient de percer le voile de la société (cf., parmi de nombreux autres, ATF 145 III 351 consid. 4.1; 144 III 541 consid. 8.3.1 et 8.3.2; 132 III 489 consid. 3.2; arrêt 4A_379/2018 du 3 avril 2019 consid. 4.1).
Elle souhaiterait imprimer au droit du bail - qui régit ses relations avec les intimés - les mêmes considérations qui ont valu à tout ou partie des opérations litigieuses d'échapper à l'impôt. Elle ne saurait toutefois ignorer que ces matières obéissent à des règles très différentes. Par ailleurs, son raisonnement paraît suivre une géométrie dépendant étroitement de ses intérêts: ainsi, s'agissant de savoir qui est propriétaire de l'immeuble litigieux, elle ne prétend guère qu'il s'agirait des frères G.________.
C'est donc à juste titre que la cour cantonale ne s'est pas laissé dicter une solution exogène au droit des obligations.
6.3. Finalement, la recourante n'élève aucun grief à l'encontre du calcul du loyer admissible - que la cour cantonale a implicitement confirmé -, de sorte que la cour de céans n'a nulle raison de le revoir.
7.
Partant, le recours doit être rejeté dans son ensemble.
Compte tenu de cette issue, la recourante supportera les frais judiciaires et versera à ses adverses parties, créanciers solidaires, une indemnité à titre de dépens.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté.
2.
Les frais judiciaires, arrêtés à 3'000 fr., sont mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera aux intimés, créanciers solidaires, une indemnité de 3'500 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué aux parties et à la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud.
Lausanne, le 12 août 2024
Au nom de la I
re Cour de droit civil
du Tribunal fédéral suisse
La Présidente : Jametti
La Greffière : Monti