Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
1C_610/2024
Arrêt du 19 mai 2025
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges fédéraux Haag, Président,
Chaix, Kneubühler, Müller et Merz.
Greffier : M. Kurz.
Participants à la procédure
1. A.________ Ltd,
2. B.________ SA,
3. C.________ Ltd,
4. D.________,
toutes les quatre représentées par
Me Olivier Cramer, avocat,
recourantes,
contre
Conseil fédéral suisse,
Palais fédéral Est, 3003 Berne,
représenté par le Département fédéral des finances, Secrétariat général DFF, Service juridique DFF, Bundesgasse 3, 3003 Berne.
Objet
art. 4 LVP (blocages en vue de la confiscation en raison de l'échec de l'entraide judiciaire avec l'Ukraine),
recours contre l'arrêt du Tribunal administratif fédéral, Cour II, du 16 septembre 2024 (B-102/2023, B-103/2023, B-104/2023, B-105/2023).
Faits :
A.
F.________, ancien Vice-gouverneur et Gouverneur de l'Oblast de Louhansk (de 1997 à 2005), député à la Rada (parlement) d'Ukraine de 2006 à 2014, chef du groupe politique du parti des régions et proche de Viktor Ianoukovitch (Président de l'Ukraine entre février 2010 et février 2014), est soupçonné par les autorités ukrainiennes d'avoir obtenu des avantages illicites de la part d'entreprises publiques. En 2015 et 2016, les autorités ukrainiennes ont demandé l'entraide judiciaire à la Suisse et ont obtenu le blocage des comptes bancaires détenus à Genève par D.________ (épouse de E.________, lui-même fils de F.________), B.________ SA, A.________ Ltd et C.________ Ltd, sociétés dont E.________ était l'ayant droit économique. Par décision de clôture du 12 avril 2017, l'Office fédéral de la justice (OFJ) a ordonné la transmission de la documentation bancaire aux autorités ukrainiennes, et a maintenu le blocage des fonds jusqu'à décision définitive dans l'État requérant. Les fonds ont également été bloqués dans de cadre de la procédure pénale ouverte en 2014 contre E.________ par le Ministère public de la Confédération (MPC). Cette procédure a été classée le 24 juillet 2015.
L'OFJ s'est ensuite enquis, en 2018 et 2019, de l'état de la procédure en Ukraine. Il lui a été indiqué que la cause avait été transmise du bureau du Procureur général au Bureau national anticorruption de l'Ukraine (NABU), lequel a indiqué en mai 2020, puis en juillet 2021, que l'enquête était toujours en cours et que le blocage des comptes devait être maintenu. Le 16 août 2022, l'OFJ a demandé au NABU des précisions sur l'état de la procédure, précisant que si le blocage des comptes était toujours requis, il y avait lieu d'en préciser les motifs et de faire savoir quand un jugement de confiscation pourrait être rendu. L'OFJ n'a pas obtenu de réponse.
B.
Par quatre décisions du 16 novembre 2022, le Conseil fédéral a ordonné le blocage des quatre comptes bancaires précités, en se fondant sur l'art. 4 de la loi fédérale du 18 décembre 2015 sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées à l'étranger (LVP, RS 196.1). F.________ était une personne politiquement exposée, et son fils E.________ un proche au sens de la loi. Les autorités ukrainiennes n'étaient pas en mesure de rendre des jugements de confiscation, dès lors que les preuves se trouvaient dans la partie est de l'Ukraine, soit à Louhansk, une ville qui depuis 2014 échappait de plus en plus au contrôle de l'État. Ce problème s'était encore massivement aggravé après l'agression Russe en février 2022. Les personnes touchées n'avaient pas à être entendues préalablement dans le cadre de cette procédure de nature provisionnelle.
C.
Par arrêt du 16 septembre 2024, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a rejeté les recours formés par D.________, B.________ SA, A.________ Ltd et C.________ Ltd. La première recourante, belle-fille de F.________, devait être considérée comme une proche d'une personne politiquement exposée. Il en allait de même de E.________, ayant droit des trois sociétés recourantes. Le TAF a considéré que les conditions posées à l'art. 4 al. 2 LVP étaient réunies: une mesure de saisie avait été précédemment ordonnée en vertu d'une demande d'entraide judiciaire; les autorités de poursuite ukrainiennes se trouvaient dans l'incapacité de mener l'enquête car les preuves se trouvaient à Louhansk et la plupart des témoins se trouvaient dans des zones occupées; le classement de la procédure par le procureur ukrainien, le 18 novembre 2021, était ainsi dû à l'impossibilité de recueillir les preuves dans le délai fixé par la loi pour clôturer l'enquête. Si le nom de F.________ avait été radié de l'annexe à l'ordonnance du 25 mai 2016 de blocage des valeurs patrimoniales dans le contexte de l'Ukraine (O-Ukraine, RO 2016 1827), c'était en raison du blocage ordonné sur la base de l'art. 4 LVP et en prévision de l'expiration de l'O-Ukraine le 17 février 2023. La mesure litigieuse répondait aux intérêts de la Suisse. L'origine licite des fonds n'était pas démontrée à ce stade et devrait être examinée dans le cadre de la procédure de confiscation subséquente.
D.
Agissant par la voie du recours en matière de droit public, A.________ Ltd, B.________ SA, C.________ Ltd et D.________ demandent au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du TAF et d'ordonner avec effet immédiat la levée des séquestres ordonnés sur leurs comptes bancaires.
Le TAF se réfère à son arrêt, sans autres observations. Le Département fédéral des finances (DFF) se réfère à l'arrêt attaqué. L'Office fédéral de la justice (OFJ) se détermine (en allemand) dans le sens du rejet du recours, et produit différentes pièces. Les recourantes ont ensuite demandé accès aux pièces produites à l'appui des déterminations de l'OFJ (ce à quoi l'OFJ s'est opposé) et requis que cet office dépose ses déterminations en français. Cette dernière requête a été écartée le 7 janvier 2025. Les recourantes ont été invitées à répliquer, étant précisé que la question de l'accès aux pièces produites par l'OFJ serait traitée ultérieurement. Dans leurs observations du 4 mars 2025, les recourantes produisent des déterminations du NABU ainsi que du Bureau du Procureur de l'Oblast de Dnipropetrovsk du mois de février 2025, répondant à certaines questions sur l'état de la procédure en Ukraine. Le TAF (expres-sément), le DFF et l'OFJ (implicitement) ont renoncé à présenter de nouvelles observations. Par ordonnance du 12 mars 2025, les pièces produites par l'OFJ ont été intégralement transmises aux recourantes, considérant qu'une partie de ces pièces leur était déjà connue, que les échanges entre autorités pouvaient revêtir une pertinence dans le cadre de l'application de l'art. 4 LVP et que l'OFJ ne faisait valoir aucun intérêt prépondérant s'opposant à leur consultation ou imposant un caviardage. Un délai a été imparti au recourantes pour d'éventuelles observations. Dans leur dernière écriture, du 9 avril 2025, les recourantes persistent dans leurs conclusions.
Considérant en droit :
1.
Le recours étant rédigé en français, tout comme l'arrêt attaqué (par décision du 24 mai 2024, le TAF a refusé de changer la langue de la procédure en allemand et a imposé au Conseil fédéral de déposer sa réponse en français), le présent arrêt est rendu en français conformément à l'art. 54 al. 1 LTF. Cela n'empêche toutefois pas les autres parties à la procédure de procéder à ce stade dans une autre langue officielle, et les recourants ne sauraient prétendre à ce que les actes déposés dans l'une de ces langues leur soient traduits. On peut en effet attendre d'un avocat travaillant en Suisse dans le domaine de l'entraide judiciaire ou dans des domaines voisins qu'il dispose de connaissances suffisantes ou des moyens nécessaires pour comprendre les actes déposés dans une autre langue officielle (arrêt 1C_697/2024 du 16 décembre 2024 consid. 3.2).
2.
Le recours est dirigé contre un arrêt du Tribunal administratif fédéral qui confirme des ordonnances du Conseil fédéral prononçant le blocage des valeurs patrimoniales des recourantes en vue de l'ouverture d'une procédure de confiscation (art. 4 LVP). Il s'agit de décisions rendues dans une cause de droit public (art. 82 let. a LTF) par une autorité précédant immédiatement le Tribunal fédéral (art. 86 al. 1 let. a LTF) et contre laquelle la voie du recours en matière de droit public est en principe ouverte, comme le prévoit d'ailleurs l'art. 21 al. 1 LVP. L'exclusion du recours en vertu de l'art. 21 al. 3 LPV ne concerne que les ordonnances de blocage, qui ne peuvent être attaquées directement mais doivent faire l'objet d'une demande de radiation (Message relatif à la loi sur les valeurs patrimoniales d'origine illicites - Message LVP -, FF 2014 5121 ss, 5190).
2.1. La cause ne tombe par ailleurs pas sous le coup des exceptions de l'art. 83 LTF, notamment de la lettre a de cette disposition. En effet, quand bien même elles relèveraient des relations extérieures, les décisions du Conseil fédéral affectent les droits de caractère civil de l'intéressé au sens de l'art. 6 par. 1 CEDH, dont le respect implique de garantir l'accès à un juge (arrêt 2C_572/2019 du 11 mars 2020, consid. 1.2 non publié in ATF 146 I 157; ATF 139 II 384 consid. 2.3).
2.2. Point n'est besoin de décider si la mesure litigieuse constitue une décision incidente (cf. arrêt 1C_6/2016 du 27 mai 2016 consid. 1.1, s'agissant d'un blocage ordonné en vertu de l'art. 2 de la loi fédérale du 1er octobre 2010 sur la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées - LRAI) ou une décision finale (cf. ATF 146 I 157 consid. 1.3 non publié). Dans le premier cas en effet, le séquestre de valeurs patrimoniales cause en principe un dommage irréparable au sens de l'art. 93 al. 1 let. a LTF, les détenteurs se trouvant privés temporairement de la libre disposition des biens saisis (arrêt 1C_6/2016 précité consid. 1.1; ATF 128 I 129 consid. 1; 126 I 97 consid. 1b).
2.3. Les recourantes, dont les avoirs bancaires sont bloqués en vertu des décisions litigieuses, ont qualité pour recourir au sens de l'art. 89 LTF. Fondée sur une loi spécifique, la mesure contestée n'a pas été adoptée en exécution d'une demande d'entraide judiciaire; les conditions restrictives posées à l'art. 84 LTF ne sont ainsi pas applicables. Le recours ayant pour le surplus été déposé dans le délai et les formes prévus par la loi, il convient d'entrer en matière.
2.4. Le Tribunal fédéral applique en principe le droit fédéral d'office (cf. art. 106 al. 1 LTF). Quand bien même le blocage ordonné en application de l'art. 4 LVP a le caractère d'une mesure conservatoire - en vue de la procédure de confiscation prévue à l'art. 14 ss LVP -, la restriction de cognition prévue à l'art. 98 LTF ne s'applique pas en raison de la gravité de l'atteinte portée aux droits fondamentaux (arrêts 1C_6/2016 précité consid. 3.1 avec références; 2C_572/2019 précité consid. 2, non publié in ATF 146 I 157).
2.5. Selon l'art. 99 al. 1 LTF, aucun fait nouveau ni preuve nouvelle ne peut être présenté, à moins de résulter de la décision de l'autorité précédente. Cette exception vise les faits qui sont rendus pertinents pour la première fois par la décision attaquée; peuvent notamment être introduits des faits nouveaux concernant le déroulement de la procédure devant l'instance précédente, afin d'en contester la régularité, ou encore des faits postérieurs à l'arrêt attaqué permettant d'établir la recevabilité du recours. En dehors de ces cas, les nova ne sont pas admissibles, qu'il s'agisse de faits ou moyens de preuve survenus postérieurement à la décision attaquée, ou d'éléments que les parties ont négligé de présenter aux autorités cantonales (ATF 139 III 120 consid. 3.1.2; 136 III 123 consid. 4.4.3). Il appartient au recourant qui entend se prévaloir de l'admissibilité exceptionnelle de faits nouveaux de démontrer que les conditions en sont remplies (ATF 143 V 19 consid. 1.2 et la référence). En l'espèce, l'OFJ a produit dans sa réponse au recours des pièces relatives à la procédure d'entraide judiciaire ainsi que des échanges entre les autorité suisses et ukrainiennes. Ces pièces (que les recourantes ont pu consulter dans le cadre de la présente procédure) faisaient déjà partie du dossier du DFF et ne peuvent être qualifiées de nouvelles.
Il en va différemment des pièces produites à l'appui de la réplique des recourantes. Celles-ci ont interpellé directement, au mois de janvier 2025, les autorités ukrainiennes (soit le Procureur général et le NABU). Le NABU a répondu par lettre du 6 février 2025, le Bureau du Procureur de l'Oblast de Dnipropetrovsk (BPOD) le 11 février suivant. Il en ressort en substance que l'enquête contre F.________ se poursuivrait, mais pour un délit d'évasion fiscale; il n'y aurait pas prescription, D.________ et E.________ pouvant parfaitement être mis en cause dans ce cadre et faire l'objet d'un jugement de confiscation. En tout état, l'entraide avec l'Ukraine fonctionnerait encore suffisamment. L'ensemble des pièces produites, postérieures à l'arrêt attaqué, ne vient nullement répondre à une argumentation nouvelle qui aurait été retenue par le TAF sans avoir été discutée auparavant. Il s'agit par conséquent de pièces et d'assertions nouvelles, irrecevables.
3.
Les recourantes formulent premièrement des griefs en rapport avec l'établissement des faits et l'appréciation des preuves. Elles rappellent que l'ordonnance du Conseil fédéral du 26 février 2014 ne visait que les personnes mentionnées et non leurs proches, cette extension n'ayant eu lieu que dans l'ordonnance du 1er juillet 2016. Elles relèvent ensuite qu'après la levée du séquestre pénal de leurs avoirs en juillet 2015, elles auraient pu disposer librement de leurs fonds jusqu'à la nouvelle saisie ordonnée dans le cadre de la procédure d'entraide en juin 2016. Les soupçons à l'encontre de F.________ reposeraient exclusivement sur la demande d'entraide déposée il y a bientôt 10 ans, elle-même fondée sur des allégations très détaillées. En outre, le TAF aurait ignoré le déroulement des procédures ayant mené à l'ordonnance de classement du MPC du 24 juillet 2015, à la décision de la Cour d'appel de Kiev du 15 mars 2017 et à la décision de classement du 18 novembre 2021 du Procureur général d'Ukraine.
3.1. Selon l'art. 97 al. 1 LTF, le recours en matière de droit public ne peut servir à critiquer les constatations de fait que si celles-ci ont été établies de façon manifestement inexacte - notion qui correspond à celle d'arbitraire - ou en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF et si la correction du vice est susceptible d'influer sur le sort de la cause. Lorsque la partie recourante entend s'en prendre aux faits ressortant de l'arrêt entrepris, elle doit établir de manière précise la réalisation de ces conditions, c'est-à-dire qu'elle doit exposer, de manière circonstanciée, que les faits retenus l'ont été d'une manière absolument inadmissible, et non seulement discutable ou critiquable (cf. art. 106 al. 2 LTF). À défaut, il n'est pas possible de tenir compte d'un état de fait qui diverge de celui qui est contenu dans l'acte attaqué (ATF 148 I 160 consid. 3; 145 V 188 consid. 2). Le Tribunal fédéral n'entre pas en matière sur les critiques de nature appellatoire portant sur l'état de fait ou l'appréciation des preuves (ATF 147 IV 73 consid. 4.1.2; 146 IV 114 consid. 2.1).
3.2. Force est de constater que les critiques des recourantes n'exposent nullement en quoi les faits selon elles inexacts, respectivement omis par le TAF, seraient pertinents pour l'issue de la cause. Les recourantes se réfèrent à leurs griefs concernant l'origine des avoirs bloqués, mais, comme on le verra ci-dessous, cette question n'a pas à être résolue au stade de la mesure prévue à l'art. 4 LVP. Pour autant qu'elle doive être considérée comme un véritable grief (il s'agit en effet d'une partie du recours précédant l'exposé des griefs proprement dit), l'argumentation des recourantes devrait être écartée.
4.
Dans un premier grief de fond, les recourantes contestent toute origine illicite des avoirs bloqués. L'exigence d'actes de corruption, de gestion déloyale ou d'autres crimes découlerait selon elles de l'art. 1 LVP et du but même de cette loi. Or, alors que la demande d'entraide présentée par l'Ukraine visait à déterminer l'origine des avoirs - en rapport notamment avec l'attribution de marchés publics - et que la procédure menée en Suisse par le MPC avait pour objet des infractions reprochées à E.________ et à F.________, de nombreuses pièces avaient été produites attestant de l'origine licite des fonds. Il serait ainsi démontré que F.________ avait démissionné en 1997 déjà, et que l'origine des fonds avait été clairement documentée. Cela aurait conduit le MPC à sa décision de classement du 24 juillet 2015, aucune infraction (en particulier une infraction préalable au blanchiment d'argent) n'ayant pu être démontrée à l'issue d'une instruction complète. Les recourantes se prévalent aussi de l'arrêt rendu le 15 mars 2017 par la Cour d'appel de Kiev levant la détention de F.________, faute de preuves valables d'un acte illicite. Elles se fondent enfin sur la décision de classement rendu en Ukraine le 18 novembre 2021, également pour faute de preuves suffisantes. Il en résulterait que depuis l'ouverture de la procédure en Suisse en avril 2014, aucun élément ne serait venu corroborer les soupçons de provenance illicite des fonds.
4.1. Entrée en vigueur le 1er juillet 2016, la LVP est venue remplacer la loi fédérale sur la restitution des valeurs patrimoniales d'origine illicite de personnes politiquement exposées (LRAI, RO 2011 275), laquelle permettait déjà de bloquer les fonds présumés de potentats et de les confisquer par la suite dans le cadre d'une procédure administrative devant les tribunaux suisses en cas d'échec de l'entraide judiciaire en raison de la défaillance du pays d'origine. La LVP règle le blocage, la confiscation et la restitution de valeurs patrimoniales de personnes politiquement exposées à l'étranger ou leurs proches lorsqu'il y a lieu de supposer que ces valeurs ont été acquises par des actes de corruption ou de gestion déloyale ou par d'autres crimes (art. 1 LVP). La LVP a été adoptée à la suite des événements du Printemps arabe, mais aussi de la destitution du président ukrainien Ianoukovitch en février 2014 (Message LVP, FF 2014 p. 5130). La LVP prévoit deux cas distincts de blocage de valeurs: le blocage en vue de soutenir une éventuelle coopération dans le cadre de l'entraide judiciaire internationale (art. 3 LVP); le blocage en vue de la confiscation en cas d'échec de l'entraide judiciaire (art. 4 LVP). Ce dernier est soumis aux trois conditions cumulatives suivantes, posées à l'art. 4 al. 2 LVP:
a. les valeurs patrimoniales ont fait l'objet d'une mesure provisoire de saisie dans le cadre d'une procédure d'entraide judiciaire internationale en matière pénale ouverte à la demande de l'Etat d'origine;
b. l'Etat d'origine n'est pas en mesure de répondre aux exigences de la procédure d'entraide judiciaire du fait de l'effondrement de la totalité ou d'une partie substantielle de son appareil judiciaire ou du dysfonctionnement de celui-ci (situation de défaillance);
c. la sauvegarde des intérêts de la Suisse exige le blocage de ces valeurs patrimoniales.
Ce type de blocage, qui est subsidiaire à la procédure d'entraide judiciaire, peut être ordonné au préjudice des fonds sur lesquels des personnes politiquement exposées à l'étranger ou leurs proches (au sens de l' art. 2 let. a et b LVP ) ont un pouvoir de disposition ou sont les ayants droit économiques, ou qui appartiennent à des personnes morales et sur lesquels ces mêmes personnes ont un pouvoir de disposition direct ou indirect, ou sont les ayants droits économiques (art. 4 al. 1 LVP). Il s'agit d'éviter à la Suisse de devoir libérer des fonds après l'échec d'une demande d'entraide judiciaire, alors même qu'il existerait de forts indices que l'argent proviendrait d'actes de corruption ou de délits similaires et aurait ainsi été détourné (Message LVP, FF 2014 p. 5156). Le législateur n'a pas voulu renoncer à l'exigence d'une demande d'entraide préalable (et d'une saisie prononcée dans ce cadre), considérant que même des États devenus défaillants étaient à même de pouvoir accomplir une telle démarche, le cas échéant avec l'aide d'experts (idem, p. 5157).
4.2. Contrairement à ce que soutiennent les recourantes, la démonstration d'une provenance illicite des fonds ne fait pas partie des conditions posées à l'art. 4 LVP, contrairement à l'art. 3 al. 2 let. c concernant le blocage en vue de l'entraide judiciaire. Cette question doit être résolue dans le cadre de la procédure ultérieure de confiscation régie par les art. 14 ss LVP. Dans ce cadre, la loi pose une présomption d'illicéité en présence d'un accroissement exorbitant de patrimoine ou d'un degré de corruption notoirement élevé dans l'État étranger (art. 15 LVP). Les détenteurs des avoirs peuvent renverser cette présomption en démontrant la licéité de l'acquisition des valeurs avec une vraisemblance prépondérante (art. 15 al. 3 VLP). Au stade du blocage provisoire, l'argumentation sur la provenance des fonds est ainsi prématurée et le grief doit être écarté.
5.
Plus pertinemment, les recourantes estiment ensuite que l'Ukraine ne pourrait être considérée comme un État défaillant. Les décisions rendues tant en Suisse qu'en Ukraine feraient ressortir que l'abandon des charges n'était pas lié à une impossibilité de recueillir des preuves, mais au fait que la prévention était jugée insuffisante, voire que le dossier était monté de toutes pièces. Les explications du Procureur général d'Ukraine quant aux difficultés de rassembler des preuves seraient sujettes à caution, cette autorité n'ayant pas été en mesure d'instruire durant les sept années et demie durant lesquelles elle le pouvait, alors qu'elle disposait des éléments suffisants pour présenter une demande d'entraide, puis avait obtenu les pièces transmises par la Suisse, et enfin avait accès aux preuves dans la région de Louhansk jusqu'au mois de février 2022. La situation en Ukraine ne serait nullement comparables à celles ayant prévalu en Haïti ou en République démocratique du Congo. À propos des échanges entre l'OFJ et le NABU, les recourantes relèvent que seul le Bureau du Procureur général de l'Ukraine serait compétent dans le cadre de la procédure d'entraide avec la Suisse; le NABU n'aurait ni la compétence, ni les connaissances nécessaires pour répondre aux interpellations de l'OFJ.
5.1. Au sens de l'art. 4 LVP, un État est défaillant lorsqu'il n'est pas en mesure de fournir la coopération requise pour obtenir l'entraide, soit qu'il n'en ait pas la capacité (du fait notamment de l'effondrement de tout ou partie de son appareil judiciaire), soit qu'il n'en ait pas la volonté. La situation de défaillance se réfère exclusivement à la situation d'un État dans le cadre d'une procédure d'entraide judiciaire concrète avec la Suisse. Il ne s'agit pas d'une évaluation politico-économique générale de cet État, mais d'une évaluation concrète dans le cadre d'une procédure particulière (message LVP, FF 2014 p. 5158). Il s'agit de vérifier si l'État requérant est capable et disposé, dans un cas précis, à mener une procédure pénale qui réponde aux exigences de l'EIMP et du droit conventionnel applicable. L'art. 4 al. 3 LVP prévoit en outre désormais qu'il est possible de bloquer des avoirs en vue de leur confiscation ultérieure même s'il s'avère que la coopération en matière d'entraide judiciaire est exclue parce que les normes relatives aux droits de l'homme ne sont pas respectées, c'est-à-dire il y a des raisons de supposer que la procédure dans le pays d'origine n'est pas conforme aux principes procéduraux déterminants selon l'EIMP (pour une critique de cette innovation, cf. ROBERT ZIMMERMANN, La coopération judiciaire internationale en matière pénale, Berne 2024, n° 409 p. 356).
5.2. La décision du Conseil fédéral se fonde sur plusieurs rapports de l'Ambassade suisse à Kiev des 15 juin et 21 octobre 2022. Il en ressort que le système judiciaire en Ukraine était déjà dysfonctionnel avant la guerre (cf., s'agissant de la situation sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, ATF 146 I 157 consid. 4.1.2), la situation s'étant encore aggravée depuis lors. Dans un troisième rapport du 16 novembre 2023, l'Ambassade de Suisse à Kiev décrit les progrès intervenus mais également les reculs et les attaques contre les efforts en matière de lutte contre la corruption. Par ailleurs, un rapport du Basel Institute on Governance du 4 juillet 2022 relève que la lutte contre la corruption fait face à de grandes difficultés en termes de personnel et d'organisation. Ce rapport fait référence à l'affaire F.________ et affirme que les investigations sont actuellement impossibles dès lors que les autorités, les documents et preuves ainsi que la majorité des témoins se trouvent en territoire occupé. Ces rapports font état de la perte de documents et de preuves obtenus grâce à l'entraide judiciaire, de problèmes de transfert des dossiers aux nouvelles autorités compétentes, du manque de communication entre autorités et des changements dans les équipes, le procureur en charge du dossier de F.________ ayant été relevé de ses fonctions. Pour sa part, le TAF relève lui aussi que l'Ukraine a fait des efforts notables dans la lutte contre la corruption depuis 2014; elle a créé le NABU, ainsi que le Bureau du procureur spécial anti-corruption (SAPO) et la Haute Cour anti-corruption (HACC). Une illustration de ces efforts peut être vue dans la condamnation, le 12 décembre 2022, de l'ancien président Viktor Ianoukovitch.
Comme cela est rappelé ci-dessus, les critères posés à l'art. 4 LVP doivent être appliqués in concreto. Dans ce cadre, les raisons du classement de la procédure en Suisse ne sont pas directement pertinentes puisqu'il s'agit uniquement de déterminer si l'État requérant est ou non en mesure de satisfaire aux exigences de la procédure d'entraide judiciaire. Il est vrai que les autorités ukrainiennes ont initialement requis l'entraide judiciaire de la Suisse, et que celle-ci la leur a accordée en avril 2017 en transmettant les documents relatifs aux avoirs bancaires des recourantes. Ainsi, en dépit des difficultés relatives à l'accès aux pièces et aux preuves en raison de leur localisation dans une région qui, suite à l'annexion de la Crimée et de l'occupation de la région de Louhansk en 2014 déjà, n'était pas entièrement accessible aux forces de l'ordre ukrainiennes, l'Ukraine s'est trouvée en mesure, à cette époque, de requérir et d'obtenir l'entraide judiciaire. Cela ne signifie pas pour autant que les autorités ukrainiennes seraient en mesure de poursuivre efficacement les agissements reprochés à F.________. Le 18 novembre 2021, le Procureur général d'Ukraine a décidé de clôturer la procédure pénale en raison de la nécessité, imposée par la HACC, de respecter le droit d'obtenir une décision dans un délai raisonnable. Dans sa décision, le procureur rappelle les soupçons à l'égard de F.________ et expose que la procédure a été suspendue en raison de la nécessité de procéder par la voie de l'entraide judiciaire internationale: dès lors que l'entreprise dont les fonds auraient été détournés par F.________ avait son siège à Louhansk, tout comme les sociétés soumissionnaires et adjudicataires des marchés publics, les documents pertinents ne pouvaient plus être obtenus en raison de l'occupation de ce territoire par les forces militaires russes; il en allait de même des témoins, soit les dirigeants et employés de l'entreprise en question, ainsi que de la banque par laquelle la plupart des fonds auraient transité. Dans sa décision de classement, le procureur ukrainien a ainsi considéré qu'il n'était pas possible de recueillir les preuves pertinentes et de mener la procédure à chef dans les délais imposés par le droit national. Contrairement aux recourantes qui prétendent y voir une déclaration d'innocence, cette décision est uniquement motivée par l'impossibilité de recueillir les preuves pertinentes. Depuis l'occupation russe de la région de Louhansk suite à l'invasion de 2022, il est totalement impossible d'y mener des actes d'instruction. L'Ukraine se trouve en outre depuis lors confrontée à des problèmes de manque de personnel, de changements de priorités, d'impossibilité d'accès et de destruction de preuves. Même si, comme le relèvent les recourantes, le Procureur général ukrainien reste compétent dans le domaine de l'entraide judiciaire, il n'en était pas moins pertinent pour l'OFJ de s'adresser au NABU, qui est actuellement investi des enquêtes et est à même se s'exprimer sur les difficultés rencontrées dans ce cadre.
Il ressort de ce qui précède que, même si l'entraide judiciaire avec l'Ukraine peut encore fonctionner de manière générale, il n'en va pas de même pour les procédures présentant comme en l'espèce un lien étroit avec les territoires occupés par les troupes russes, en partie déjà depuis 2014 et plus clairement encore depuis l'attaque russe de 2022. Le fait que le Procureur général ukrainien ait été en mesure d'exposer en détail ses soupçons dans la demande d'entraide présentée en 2015, ne signifie évidemment pas qu'il disposait d'éléments de preuve suffisants pour avancer dans son enquête. Dans le cas d'espèce, il apparaît au contraire que les autorités ukrainiennes ne sont actuellement pas en mesure de mener une procédure de confiscation à l'égard des fonds potentiellement détournés, et de rendre un jugement exécutoire à ce sujet. Cette situation tient à une défaillance de l'appareil judiciaire liée, d'une part, aux problèmes généraux que rencontre l'Ukraine dans la lutte contre la corruption et, d'autre part, aux concrètes liées à la situation de guerre.
La condition posée à l'art. 4 al. 2 let. b LVP est ainsi réalisée dans le cas d'espèce et le grief doit être écarté.
6.
Les recourantes contestent également que le blocage de leurs fonds serait nécessaire à la sauvegarde des intérêts de la Suisse (art. 4 al. 2 let. c LVP). L'argument tiré de la lutte contre l'impunité ne s'appliquerait pas à leur égard dès lors que les fonds n'ont pas d'origine illicite. Compte tenu du caractère politique de cette question et de la retenue que s'imposent les tribunaux dans son examen, le droit à un contrôle judiciaire ne serait pas respecté.
Issu de l'art. 3 al. 2 let. d LVP et de l'art. 184 al. 3 Cst., le critère de la sauvegarde des intérêts de la Suisse reprend la pratique suivie par le Conseil fédéral et repose sur la considération qu'il est généralement dans l'intérêt de la Suisse de préserver des relations bilatérales avec les pays concernés, de défendre sa réputation d'État déterminé à lutter contre l'impunité et l'enrichissement personnel illicite et de protéger l'intégrité de sa place financière (Message LVP, FF 2014 pp. 5136 et 5154). Lorsque les autres conditions posées à l'art. 4 al. 2 LVP sont réalisées, un refus de blocage fondé sur la sauvegarde des intérêts de la Suisse n'est envisageable qu'à titre exceptionnel, par exemple lorsqu'il apparaît que l'État d'origine agi uniquement en raison de considérations politiques, sans manifester de volonté d'accomplir un véritable travail sur le passé (Message LVP, FF 2014 p. 5158). Les recourantes ne prétendent pas que tel serait le cas en l'occurrence et il apparaît évident qu'il est dans l'intérêt de la Suisse de bloquer les fonds d'origine douteuse afin de les soumettre à un examen de leur provenance dans le cadre de la procédure de confiscation. Les recourantes se contentent d'arguer de la provenance licite des fonds, ce qui ne constitue pas, comme on l'a vu, un argument décisif à ce stade.
7.
Les recourantes se prévalent enfin de l'ordonnance de classement rendue le 24 juillet 2015 par le MPC, entrée en force et équivalant selon elles à un acquittement qui lierait le Conseil fédéral. Comme cela est relevé ci-dessus, la procédure de blocage prévue à l'art. 4 LVP dépend du rattachement des valeurs à une personne juridiquement exposée (selon les critères de l'art. 4 al. 1 LVP), de l'existence d'un blocage préalable ordonné dans le cadre d'une procédure d'entraide judiciaire et d'une situation de défaillance dans l'État d'origine. Dès lors que la question de la provenance des fonds n'est pas abordée à ce stade, l'incidence de la décision de classement rendue en Suisse n'a pas non plus à l'être. Le grief doit être lui aussi rejeté.
8.
Sur le vu de ce qui précède, le recours est rejeté. Conformément à l'art. 66 al. 1 LTF, les frais judiciaires sont mis à la charge des recourantes. Compte tenu du but de la loi (une restitution des fonds à l'État d'origine) et de l'objet de la contestation (limité à une mesure de caractère provisoire), les frais peuvent être fixés indépendamment de la valeur litigieuse. Il n'est pas alloué de dépens (art. 68 al. 3 LTF).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est rejeté.
2.
Les frais judiciaires, arrêtés à 5'000 fr., sont mis à la charge des recourantes.
3.
Le présent arrêt est communiqué au mandataire des recourantes, au Conseil fédéral suisse, au Tribunal administratif fédéral, Cour II, et à l'Office fédéral de la justice, Unité Entraide judiciaire.
Lausanne, le 19 mai 2025
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Haag
Le Greffier : Kurz