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Chapeau

148 III 330


39. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit civil dans la cause République bolivarienne du Vénézuela contre A. S.L. (recours en matière civile)
4A_398/2021 du 20 mai 2022

Regeste

Arbitrage international; traité d'investissement; changement stratégique de nationalité; abus de traité; critères de distinction.
Rappel de la notion d'abus de traité et aperçu des moyens visant à infléchir cette pratique (consid. 5.2.1 et 5.2.2). Examen des solutions arbitrales et doctrinales pour tracer la limite entre planification légitime d'acquisition de nationalité et abus de traité (consid. 5.2.3).
La restructuration d'un investissement opérée en vue d'un litige spécifique à un moment où la survenance de celui-ci était prévisible pour un investisseur raisonnable placé dans la même situation est présumée abusive. L'investisseur concerné conserve toutefois la possibilité de renverser cette présomption en démontrant qu'une telle restructuration a en réalité été principalement entreprise pour d'autres motifs que celui visant à bénéficier de la protection offerte par un traité d'investissement (consid. 5.2.4).
Question laissée indécise de savoir si l'objection tirée de l'abus de traité affecte la compétence du tribunal arbitral ou constitue une autre condition de recevabilité de l'action (consid. 5.5).

Faits à partir de page 331

BGE 148 III 330 S. 331

A.

A.a A. S.L. (ci-après: A.) est une société de droit espagnol sise à B. ayant été constituée le 15 avril 2011 par un représentant de sa société mère américaine, C. Lors de la création de A., C. a effectué un apport en nature sous la forme d'un transfert des actions de D., une société commercialisant notamment des solutions à base de chlore,
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des produits de nettoyage et des désinfectants sur le territoire de la République bolivarienne du Venezuela (ci-après: le Venezuela). Depuis le 15 avril 2011, A. détient ainsi toutes les actions de D.

A.b Un régime de contrôle des prix existe depuis plus de 70 ans au Venezuela. Lors d'un long discours prononcé le 15 janvier 2011 devant l'Assemblée nationale du Venezuela, retransmis en direct à la télévision et dont le groupe C. a eu connaissance le jour même, le Président alors en exercice, Hugo Chávez, a notamment tenu les propos suivants:
"Lorsque vous entendez, j'ai récemment entendu les critiques, accueillons la critique, je la lis et je l'entends, et bien qu'un homme d'affaires ne puisse pas se voir limiter son taux de profit. Attendez une minute, bien sûr que si! Tout doit avoir des limites, tout doit avoir des limites. En partant du principe qu'ici il y a une loi, une Constitution, et que tout doit avoir des limites, tout dans ce monde! Maintenant si chaque maillon d'une chaîne de producteurs et de distributeurs veut gagner 20 pour cent ... Imaginez-vous, je gagne 20 pour cent, et je vous vends, vous gagnez 20 de plus, et 20, et bien nous arrivons à 100, à 200 pour cent. Nous devons réglementer cela. Et l'une des lois d'habilitation sur laquelle nous travaillons est la création d'une Superintendance des Coûts et des Prix [ci-après: SUNDECOP], car nous devons ajuster tout cela. Et je demande le soutien de tous les secteurs, le soutien à ces politiques de réorganisation économique. (...) Réorganisation économique! Nous devons réorganiser et renforcer l'économie à tous les niveaux."
Le 18 juillet 2011, le Venezuela a adopté la loi sur les coûts, les bénéfices et la garantie du juste prix( Ley sobre Costos y Precios Ju stos ), laquelle est entrée en vigueur le 22 novembre 2011.
Le 28 février 2012, la SUNDECOP a promulgué la décision n. 059, laquelle est entrée en vigueur le 1 er avril 2012, qui, selon le groupe C., a eu pour effet de fixer des prix inférieurs aux coûts de production de 73 % de ses marchandises.

B.

B.a Le 18 mai 2015, A., se fondant sur la clause d'arbitrage insérée dans la Convention visant à l'encouragement et à la protection réciproques des investissements conclue le 2 novembre 1995 entre l'Espagne et le Venezuela ( Convenio entre el Gobierno del Reino de España y el Gobierno de la República Bolivariana de Venezuela para la Promoción y la Protección Recíproca de Inversiones ; ci-après: le TBI), a initié une procédure arbitrale dirigée contre le
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Venezuela en vue d'obtenir le paiement de dommages-intérêts pour cause de violation de diverses dispositions du TBI.
Un Tribunal arbitral de trois membres a été constitué, conformément au Règlement d'arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI), sous l'égide de la Cour permanente d'arbitrage (CPA), et son siège fixé à Genève.
Par sentence du 20 mai 2019, le Tribunal arbitral s'est déclaré incompétent pour statuer sur la demande et a mis les frais de la procédure arbitrale à la charge de la demanderesse.

B.b Saisi d'un recours formé par la demanderesse, le Tribunal fédéral, statuant par arrêt du 25 mars 2020 (cause 4A_306/2019), l'a partiellement admis, a annulé la sentence du 20 mai 2019 et a renvoyé la cause au Tribunal arbitral pour nouvelle décision dans le sens des considérants. En substance, il a considéré que seule la détention par un investisseur d'une partie contractante d'actifs sur le territoire de l'autre partie contractante était décisive, raison pour laquelle le Tribunal arbitral ne pouvait pas se déclarer incompétent en faisant dépendre la protection d'un investissement conférée par le TBI du respect de conditions supplémentaires (consid. 3.4.2.7). Il a toutefois souligné que la protection d'un traité d'investissement doit être refusée à un investisseur lorsque celui-ci effectue une opération d'acquisition de nationalité à un moment où le litige donnant lieu à la procédure d'arbitrage était prévisible et que cette opération doit être considérée, selon les règles de la bonne foi, comme ayant été effectuée en vue de ce litige (consid. 3.4.2.8). Il a ainsi renvoyé la cause au Tribunal arbitral afin qu'il se prononce sur l'existence d'un abus de droit et tranche d'éventuelles autres objections à sa compétence (consid. 4).

B.c Après avoir repris l'instruction de la cause, le Tribunal arbitral, par sentence du 17 juin 2021 rendue à la majorité de ses membres, a constaté que la seule objection pendante devant lui était celle ayant trait à l'éventuelle existence d'un abus de droit, a écarté ladite objection et s'est déclaré compétent pour connaître du fond du litige.

C. Le 18 août 2021, la défenderesse (ci-après: la recourante) a formé un recours en matière civile aux fins d'obtenir l'annulation de la sentence précitée et la constatation de l'incompétence du Tribunal arbitral pour trancher le litige divisant les parties.
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
(résumé)

Considérants

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Extrait des considérants:

5. (...)

5.2

5.2.1 Par sa critique, la recourante soulève la question du changement stratégique de nationalité d'un investisseur accompli dans l'optique d'obtenir la protection des clauses substantielles et/ou juridictionnelles d'un traité d'investissement qui, sans cette opération, ne trouverait pas application. Elle fait ainsi référence au Treaty Shop ping ou au "chalandage de traité", pris ici dans son sens le plus large (arrêt 4A_80/2018 du 7 février 2020 consid. 4.3; JORUN KATHARINA BAUMGARTNER, Treaty Shopping in International Investment Law, 2016, p. 7 ss, 30 s. et 305 [ci-après:Treaty Shopping]; la même, The Significance of the Notion of Dispute and Its Foreseeability in an Investment Claim Involving a Corporate Restructuring, The Journal of World Investment & Trade 2017/2 p. 202[ci-après:Foreseeability];NGO/LY, Le chalandage de traités à l'épreuve des accords d'investissement de nouvelle génération, Revue internationale de droit économique 2017/3 p. 86 et 88 ss). Le Treaty Shopping vise diverses constellations, notamment lorsqu'un investisseur ressortissant d'un Etat tiers - non partie au traité d'investissement - (re)structure son investissement de façon à être rattaché à un Etat contractant, ou lorsqu'une telle opération émane d'un ressortissant de l'Etat hôte; dans cette hypothèse-ci, il s'agit pour l'investisseur d'"internationaliser" son investissement qui, à défaut, n'entrerait pas dans le champ d'application du traité, procédé parfois qualifié de "round-tripping" (arrêt 4A_80/2018, précité, consid. 4.3 et les références citées; cf. aussi MARC-ANTOINE COUET, Round-Tripping in International Investment Law: A Teleological Assessment, Journal of World Investment & Trade 2021 p. 461 ss). Le plus souvent, l'adoption stratégique d'une certaine nationalité s'effectuera par le détour de personnes morales. A l'instar de ce qui prévaut en matière fiscale, le Treaty Shopping implique de tracer une limite entre la planification légitime d'acquisition de nationalité et le procédé abusif (abus de traité; treaty abuse ; arrêt 4A_80/2018 précité consid. 4.3 et la référence citée).

5.2.2 Les Etats ont différents moyens d'infléchir la pratique du Treaty Shopping. Ils peuvent notamment agir sur la définition de l'investisseur et de l'investissement et sur le critère déterminant la nationalité de la personne morale; ils peuvent exiger un certain lien effectif avec
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l'Etat national, permettre de refuser "le bénéfice" du traité protecteur( denial of benefits clause ) à une entité contrôlée par le ressortissant d'un Etat tiers - voire de l'Etat hôte -, ou encore imposer des exigences quant à la provenance des fonds investis (arrêt 4A_80/2018 précité consid. 4.3 et les références citées; NGO/LY, op. cit., p. 103 ss; ANTHONY SINCLAIR, The Substance of Nationality Requirements in Investment Treaty Arbitration, ICSID Review vol. 20/2 [2005]p. 388; XIAO-JING ZHANG, Proper Interpretation of Corporate Nationality under International Investment Law to Prevent Treaty Shopping, Contemporary Asia Arbitration Journal 2013/1 p. 50).
L'absence de clauses limitatives dans un traité d'investissement ne signifie toutefois pas que des pratiques visant à bénéficier de manière abusive de la protection d'un tel traité devraient être tolérées par les Etats contractants (arrêt 4A_306/2019 précité consid. 3.4.2.8, in ATF 146 III 142). Doctrine et tribunaux arbitraux voient ainsi dans l'abus de droit (et son volet procédural qu'est l'abus de procédure [abuse of process]) un possible correctif au Treaty Shopping (arrêt 4A_80/2018, précité, consid. 4.3 et les références citées; BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 197 ss et les sentences citées; SIMON FOOTE, The Bona Fide Investor: Corporate Nationality and Treaty Shopping in Investment Treaty Law, 2021, p. 240; ERIC DE BRABANDERE, "Good Faith", "Abuse of Process" and the Initiation of Investment Treaty Claims, Journal of International Dispute Settlement 2012/3 p. 14 ss; MARK FELDMAN, Setting Limits on Corporate Nationality Planning in Investment Treaty Arbitration, ICSID Review vol. 27/2 [2012] p. 292; EMILY SIPIORSKI, Good Faith in International Investment Arbitration, 2019, § 3.131 p. 77; RICHARD KREINDLER, Are Tribunals Setting New Limits on Access to International Jurisdiction? I CSI D Review vol. 25/1 [2010] p. 41 s.).
Le Tribunal fédéral a lui aussi souligné qu'un investisseur peut, suivant les circonstances, commettre un abus de droit, lequel constitue un principe général reconnu internationalement et faisant partie de l'ordre public matériel suisse (ATF 138 III 322 consid. 4; ATF 132 III 389 consid. 2.2.1), en réclamant une protection offerte par un traité d'investissement (ATF 146 III 142 consid. 3.4.2.8; arrêt 4A_80/2018 précité consid. 4.8).

5.2.3 Tracer la limite entre planification légitime d'acquisition de nationalité (legitimate nationality planning) et abus de traité (treaty abuse) est un exercice difficile auquel doivent régulièrement se
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li vrer les tribunaux arbitraux dans des litiges d'investissement (ATF 146 III 142 consid. 3.4.2.8 et la référence citée; cf. notamment Agua s del Tunari contre Bolivie, CIRDI n° ARB/02/3, Decision on Respondent's Objections to Jurisdiction, 21 octobre 2005; Phoenix Actio n Ltd contre République tchèque, CIRDI n° ARB/06/5, sentence du 15 avril 2009; Europe Cement Investment and Trade SA contre Turquie, CIRDI n° ARB[AF]/07/2, sentence du 13 août 2009; Cementownia "Nowa Huta" SA contre Turquie, CIRDI n° ARB[AF]/06/2, sentence du 17 septembre 2009; Mobil Corporation and other s contre Venezuela, CIRDI n° ARB/07/27, Decision on Jurisdiction, 10 juin 2010; Pac Rim Cayman LLC contre Salvador, CIRDI n° ARB/ 09/12, Decision on the Respondent's Jurisdictional Objections, 1 er juin 2012; Tidewater Investment SRL et Tidewater Caribe, CA contre Venezuela, CIRDI n° ARB/10/5, Decision on Jurisdiction, 8 février 2013; ConocoPhillips Petrozuata BV, ConocoPhillips Hamaca BV et ConocoPhillips Gulf of Paria BV contre Venezuela, CIRDI n° ARB/07/30, Decision on Jurisdiction and the Merits, 3 septembre 2013; Lao Holdings NV contre Laos, CIRDI n° ARB[AF]/12/6, Decision on Jurisdiction, 21 février 2014; Cervin Investisse ments & Rhone Investissements contre Costa Rica, CIRDI n° ARB/ 13/2, Decision on Jurisdiction, 15 décembre 2014; Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Pérou, CIRDI n° ARB/11/17, sentence du 9 janvier 2015; Philip Morris Asia Ltd. contre Australi e, PCA n° 2012-12, Award on Jurisdiction and Admissibility, 17 décembre 2015; Transglobal Green Energy, LLC et Transglobal Green Panama contre Panama, CIRDI n° ARB/13/28, sentence du 2 juin 2016; pour un résumé de ces affaires, cf. BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 200 ss et WATSON/BREBNER, Nationality Planning and Abuse of Process: A Coherent Framework, ICSID Review vol. 33/1 [2018] p. 304 ss). La frontière entre les deux procédés est ténue et il existe nécessairement une certaine zone grise (Pac Rim Cayman LLC contr e Salvador, sentence précitée, § 2.99: "this dividing-line will rarely be a thin red line, but will include a significant grey area"; JOHN LEE, Resolving Concerns of Treaty Shopping in International Investment Arbitration, Journal of International Dispute Settlement 2015/6 p. 377; JAGUSH ET AL., Restructuring Investments to Achieve Investment Treaty Protection, in Building International Investment Law, Meg Kinnear et al. [éd.], 2016, p. 176).
Plusieurs tribunaux arbitraux et de nombreux auteurs admettent, à juste titre, que le fait pour un investisseur de (re)structurer son
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in vestissement aux fins de remplir les conditions prévues par un traité d'investissement et d'obtenir ainsi le bénéfice de celui-ci, y compris pour se protéger d'éventuels futurs différents avec l'Etat hôte, n'est pas abusif en soi ( Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Pérou, sentence précitée, § 184; Tidewater Investment SRL et Tide water Caribe, CA contre Venezuela, sentence précitée, § 184; Philip Morris Asia Ltd. contre Australi e, sentence précitée, § 540; Mobil Corporation and others contre Venezuela, sentence précitée, § 204; Aguas del Tunari contre Bolivie, sentence précitée, § 330; SINCLAIR, op. cit., p. 357; CAMPBELL MCLACHLAN ET AL., International Investment Arbitration, 2 e éd. 2017, § 5.159 p. 204; CHRISTOPH SCHREUER, Nationality of Investors: Legitimate Restrictions vs. Business Interests, ICSID Review vol. 24/2[2009]p. 524; le même, Nationality Planning, in Contemporary Issues in International Arbitration and Mediation, Arthur W. Rovine[éd.], 2013, p. 26; JAGUSH ET AL., op. cit., p. 185; SCHILL/BRAY, Good Faith Limitations on Protected Investments and Corporate Structuring, Amsterdam Law School Research Paper 2017-16 p. 19 s.; SKINNER/MILES/LUTTRELL, Access and advantage in investor-state arbitration: The law and practice of treaty shopping, Journal of World Energy Law and Business vol. 3/3 p. 261; BRIGITTE STERN, Are There New Limits on Access to International Arbitration?, ICSID Review vol. 25/1[2010]p. 31 s.; VALASEK/DUMBERRY, Developments in the Legal Standing of Shareholders and Holding Corporations in Investor-State Disputes, ICSID Review vol. 26/1 [2011]p. 59 s.; HERVÉ ASCENSIO, Abuse of Process in International Investment Arbitration, Chinese Journal of International Law 2014 p. 773; UTKU TOPCAN, Abuse of the Right to Access ICSID Arbitration, ICSID Review vol. 29/3 [2014]p. 632; ZONGNAN WU, Abuse of Rights in the Context of Corporate Nationality Planning, European Investment Law and Arbitration Review Online 2019/1 p. 8 s.; WATSON/BREBNER, op. cit., p. 318; DELPHINE BURRIEZ, Le treaty shopping procédural d'incorporation dans le contentieux arbitral transnational, ICSID Review vol. 25/ 2 [2010]p. 395 s.; BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 305; la même, Foreseeability, op. cit., p. 203; YAEL RIBCO BORMAN, Treaty Shopping Through Corporate Restructuring of Investments: Legitimate Corporate Planing or Abuse of Rights? Annuaire de La Haye de Droit International 2011 p. 361 et 368; JULIEN CHAISSE, The Treaty Shopping Practice: Corporate Structuring and Restructuring to Gain Access to Investment Treaties and Arbitration, Hastings Business Law Jour
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nal 2015/2 p. 304; FABIAN SIMON EICHBERGER, Die Grenzen der Zulässigkeit des nationality planning im Investitionsschutzrecht, Archiv des Völkerrechts 2020/3 p. 327; JUAN GARAY, Abuse of process through corporate restructuring of assets: the legal standard for the multinational investor, Boston University International Law Journal 2017 p. 400; BJÖRN EBERT, Forum Shopping im internationalen Investitionsschutzrecht: Wie weit geht die Gestaltungsfreiheit, wo beginnt der Missbrauch?, in Internationales Wirtschaftsrecht, Krauskopf/Babey[éd.], 2017, p. 101). Un investisseur peut dès lors légitimement modifier la structure de son investissement aux fins de bénéficier de la meilleure protection possible (BURRIEZ, op. cit., p. 405).
Une restructuration menée avec l'intention de bénéficier de la protection d'un traité peut toutefois, suivant les circonstances, constituer un abus de traité lorsqu'elle est opérée à un moment où le litige avec l'Etat hôte est prévisible( Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Pérou, sentence précitée, § 185; Tidewater Investment SRL et Tidewater Caribe, CA contre Venezuela, sentence précitée, § 184; Philip Morris Asia Ltd. contre Australi e, sentence précitée, § 554; WATSON/BREBNER, op. cit., p. 318; EMMANUEL GAILLARD, Abuse of Process in International Arbitration, ICSID Review vol. 32/1 [2017]p. 20; ZIADÉ/MELCHIONDA, Structuring and Restructuring of Investment in Investment Treaty Arbitration, in Contemporary Issues in International Arbitration and Mediation, Arthur W. Rovine[éd.],2014, p. 371 s.; VOON ET AL., Legal Responses to Corporate Manoeuvering in International Investment Arbitration, Journal of International Dispute Settlement 2014/5 p. 65; ZHANG, op. cit., p. 64; BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 214; JOHN DAVID BRANSON, The Abuse of Process Doctrine Extended: A Tool for Right Thinking People in International Arbitration, Journal of International Arbitration 2021/2 p. 188; EBERT, op. cit., p. 101).
Pour opérer la distinction entre stratégie légitime et pratique abusive de la part d'un investisseur, la jurisprudence arbitrale attache une importance particulière au facteur temporel (BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 200 ss et les sentences arbitrales citées; JOHN LEE, Resolving Concerns of Treaty Shopping in International Investment Arbitration, Journal of International Dispute Settlement 2015/6 p. 376; BURRIEZ, op. cit., p. 404; SCHILL/BRAY, op. cit., p. 23 ss; JOSCHA MÜLLER, Reformhindernisse im internationalen Investitionsrecht, 2020, p. 222). Ainsi, lorsque la restructuration d'un investissement est opérée alors que le litige entre les parties est déjà né, le
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tribunal arbitral doit en principe décliner sa compétence faute de juridiction ratione temporis.
Si la restructuration s'effectue en vue d'un litige spécifique à venir à un moment où celui-ci est prévisible, l'objection tirée de l'abus de traité peut trouver application (ATF 146 III 142 consid. 3.4.2.8). Plusieurs auteurs pointent toutefois du doigt le caractère relativement flou du critère de la prévisibilité du litige, lequel suscite diverses interrogations sur le plan juridique, et déplorent la mise en oeuvre fluctuante dudit critère par les divers tribunaux arbitraux qui ont été amenés à se prononcer sur cette question (BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 219 et 226; la même, Foreseeability, op. cit., p. 202; ANNA KOZYAKOVA, Foreign Investor Misconduct in International Investment Law, 2021, p. 152 ss; MANJIRI SINGH, A Re-consideration of Nationality Planning in Investment Treaty Arbitration: Challenging Fundamental Assumptions and Beyond, Journal of Law and Legal Studies vol. I/1 p. 3; FELDMAN, op. cit., p. 289 et 292 s.; VOON ET AL., op. cit., p. 44 et 67; WATSON/BREBNER, op. cit., p. 321 ss; JAGUSH ET AL., op. cit., p. 18 s.; WU, op. cit., p. 15 et 22 ss; CHIEH LEE, Resolving Nationality Planning Issue Through the Application of the Doctrine of Piercing the Corporate Veil in International Investment Arbitration, Contemporary Asia Arbitration Journal 2016/1 p. 111; JOHN LEE, op. cit., p. 376 s.; OLUNKULE DAVIS OKE, Towards Limiting Treaty Shopping in International Investment Law and Arbitration: a Critical Analysis of the Effectiveness of the Denial of Benefits Clause, 2019, p. 106 s.).
Les tribunaux arbitraux se montrent en effet plus ou moins stricts dans l'appréciation de la prévisibilité du litige, exigeant tantôt que ce dernier apparaisse "prévisible à un très haut degré de probabilité et non pas comme un simple différend possible" ("foreseeable as a very high probability and not merely as a possible controversy"; Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Pérou, sentence précitée, § 185; Pac Rim Cayman LLC contre Salvador, sentence précitée, § 2.99), tantôt qu'il soit "hautement probable" ("highly probable"; Lao Holdings NV contre Laos, sentence précitée, § 76), ou encore qu'il soit "raisonnablement prévisible" ("reasonaby foreseeable"; Tidewater Investment SRL e t Tidewater Caribe, CA contre Venezu ela, sentence précitée, § 193) respectivement qu'il existe "une perspective raisonnable qu'une mesure susceptible de donner lieu à une action fondée sur un traité (Treaty Claim) se matérialisera" ("reasonable prospect ... that a measure which may give rise to a treaty
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claim will materialise"; Philip Morris Asia Ltd. contre Australi e, sentence précitée, § 554; cf. aussi sur ce point, BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 219; la même, Foreseeability, op. cit., p. 227 s.; WATSON/BREBNER, op. cit., p. 324 s.; TOPCAN, op. cit., p. 646 s.; ASCENSIO, op. cit., p. 774).
Nonobstant ces disparités, plusieurs tribunaux arbitraux reconnaissent, à l'instar de nombreux auteurs, que le seuil permettant de retenir l'existence d'un abus de traité est élevé, raison pour laquelle celui-ci ne doit pas être admis trop facilement( Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Pérou, sentence précitée, § 186; Conoco ConocoPhillips Petrozuata BV, ConocoPhillips Hamaca BV et Cono coPhillips Gulf of Paria BV contre Venezuela, sentence précitée, § 275; Philip Morris Asia Ltd. contre Australi e, sentence précitée, § 539 et 550 et les sentences citées; MARIE LEMEY, Incidental Proceedings before the International Court of Justice: The Fine Line between "Litigation Strategy" and "Abuse of Process", in The Law & Practice of International Courts and Tribunals, Baetens/Bismuth[éd.], 2021, p. 23; BAUMGARTNER, Foreseeability, op. cit., p. 228; VOON ET AL., op. cit., p. 65; WU, op. cit., p. 9; YUKA FUKUNAGA, Abuse of Process under International Law and Investment Arbitration, ICSID Review vol. 33/1 [2018] p. 209; JOHN GAFFNEY, Abuse of process in investment treaty arbitration, The journal of world investment & trade: law, economics, politics 2010/4 p. 538).

5.2.4 Même si elle n'ignore pas la place importante que les sentences arbitrales rendues dans le domaine de la protection internationale des investissements occupent dans les ouvrages spécialisés, la Cour de céans s'attachera à déterminer elle-même si la restructuration d'un investissement doit être qualifiée d'abusive, en tenant compte le cas échéant de la doctrine et en s'inspirant, éventuellement, des solutions dégagées par les tribunaux arbitraux en la matière, étant précisé que les solutions rendues dans certaines causes arbitrales ne lient ni les autres tribunaux arbitraux ni le Tribunal fédéral, de sorte qu'on ne saurait voir dans la jurisprudence arbitrale une source à proprement parler du droit de l'arbitrage (ATF 144 III 559 consid. 4.4.2; arrêt 4A_80/2018, précité, consid. 2.4.3 et les références citées).
La Cour de céans a eu l'occasion de préciser que le facteur temporel joue en principe un rôle déterminant pour tracer la limite entre planification légitime d'acquisition de nationalité et abus de traité
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(ATF 146 III 142 consid. 3.4.2.8). La protection d'un traité d'investissement doit ainsi en principe être refusée à un investisseur lorsque celui-ci effectue une opération d'acquisition de nationalité à un moment où "le litige donnant lieu à la procédure d'arbitrage était prévisible (voraussehbar, foreseeable) et que cette opération doit être considérée, selon les règles de la bonne foi, comme ayant été effectuée en vue de ce litige" (ATF 146 III 142 consid. 3.4.2.8). Il suit de là qu'une restructuration doit avoir été opérée en vue d'un litige spécifique à un moment où la survenance de celui-ci était prévisible.
Pour apprécier la prévisibilité du litige lors de la restructuration de l'investissement, il n'y a pas lieu de se focaliser sur le point de vue de l'investisseur concerné. Dans la mesure où le recours à l'abus de droit vise à limiter les manoeuvres ne méritant objectivement aucune protection, il convient plutôt de se demander si un litige spécifique aurait été prévisible pour un investisseur raisonnable placé dans la même situation que l'investisseur concerné au moment de la restructuration de l'investissement (BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 219; la même, Foreseeability, op. cit., p. 228; WU, op. cit., p. 24; WATSON/BREBNER, op. cit., p. 319; EBERT, op. cit., p. 99 s.). Au moment de se prononcer sur le point de savoir si le litige était prévisible, il convient de tenir compte de l'ensemble des circonstances particulières de chaque affaire (TOPCAN, op. cit., p. 647; WU, op. cit., p. 9; BORMAN, op. cit., p. 389; EBERT, op. cit., p. 100; cf. dans le même sens, Renée Rose Levy et Gremcitel SA contre Péro u, sentence précitée, § 186; Tidewater Investment SRL et Tidewater Caribe, CA contre Venezuela, sentence précitée, § 147; Mobil Cor poration and others contre Venezuela, sentence précitée, § 177).
L'abus de droit étant un correctif exceptionnel, il y a lieu d'apprécier de manière restrictive le critère de la prévisibilité du litige (ZIADÉ/ MELCHIONDA, op. cit., p. 384; BAUMGARTNER, Foreseeability, op. cit., p. 228; FILIPPO FONTANELLI, Jurisdiction and Admissibility in Investment Arbitration, 2018, p. 88). Il appartient à la partie qui se prévaut de l'existence d'un abus de droit d'alléguer et de prouver les faits permettant d'établir la prévisibilité du litige lors de la restructuration de l'investissement (JAGUSH ET AL., op. cit., p. 185; WATSON/ BREBNER, op. cit., p. 318; EBERT, op. cit., p. 104; LEMEY, op. cit., p. 23). Si cette preuve est rapportée, la réorganisation de la structure de l'investissement sera présumée avoir été opérée en vue dudit litige, et, partant, considérée comme abusive. L'investisseur concerné conserve toutefois la possibilité de renverser cette présomption en démontrant
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que la restructuration, opérée à un moment où le litige était prévisible, a en réalité été principalement entreprise pour d'autres motifs que celui visant à bénéficier de la protection offerte par un traité d'investissement (WATSON/BREBNER, op. cit., p. 320; WU, op. cit., p. 26 s.; EBERT, op. cit., p. 101 ss; FUKUNAGA, op. cit., p. 207).
(...)

5.5 Point n'est besoin de pousser plus avant l'examen de savoir si l'objection tirée de l'abus de traité affecte la compétence du tribunal arbitral ou constitue une condition de recevabilité de l'action échappant à la cognition du Tribunal fédéral (sur cette distinction, cf. notamment: BAUMGARTNER, Treaty Shopping, op. cit., p. 297 ss; WU, op. cit., p. 12 ss; STERN, op. cit., p. 33 ss; VOON ET AL., op. cit., p. 44 ss; FUKUNAGA, op. cit., p. 184; GAFFNEY, op. cit., p. 531 ss). Force est en effet d'observer que la Cour de céans a retenu, au consid. 4 de son arrêt de renvoi rendu le 25 mars 2020 dans la présente cause, que "la compétence du Tribunal arbitral ne pouvait être constatée" dès lors que la question d'un éventuel abus de droit de la demanderesse devait être tranchée. Dans ces circonstances et compte tenu de la portée de l'arrêt de renvoi (ATF 140 III 466 consid. 4.2.1; ATF 133 III 201 consid. 4.2; ATF 125 III 421 consid. 2a), le Tribunal fédéral est tenu d'examiner les mérites des critiques formulées par la recourante au soutien de son moyen fondé sur l'art. 190 al. 2 let. b LDIP (RS 291). C'est le lieu du reste de préciser que la Cour de céans s'est prononcée sur un grief similaire d'abus de traité dans un litige où la partie recourante se plaignait à ce titre d'une violation de l'art. 190 al. 2 let. b LDIP (arrêt 4A_80/2018 précité consid. 4.8).

contenu

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regeste: allemand français italien

Etat de fait

Considérants 5

références

ATF: 146 III 142, 138 III 322, 132 III 389, 144 III 559 suite...

Article: art. 190 al. 2 let. b LDIP