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Bundesgericht 
Tribunal fédéral 
Tribunale federale 
Tribunal federal 
 
 
 
 
1B_615/2022  
 
 
Arrêt du 23 février 2023  
 
Ire Cour de droit public  
 
Composition 
MM. les Juges fédéraux Müller, Juge présidant, 
Chaix et Kölz. 
Greffier : M. Kurz. 
 
Participants à la procédure 
A.________, représenté par Me Karim Raho, avocat, 
recourant, 
 
contre  
 
Ministère public de la République et canton de Genève, route de Chancy 6B, 1213 Petit-Lancy. 
 
Objet 
Procédure pénale; refus d'administration de preuves, recevabilité du recours, 
 
recours contre l'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre pénale 
de recours, du 3 novembre 2022 
(ACPR/758/2022 - P/5662/2022). 
 
 
Faits :  
 
A.  
Le 12 mars 2022, le Ministère public du canton de Genève a mis A.________ en prévention d'actes d'ordre sexuel sur un enfant, contrainte sexuelle voire viol, actes d'ordre sexuel sur une personne incapable de discernement ou de résistance, inceste, pornographie et violation du devoir d'assistance ou d'éducation, actes commis sur ses enfants B.________, née en 2016 et C.________, né en 2018. Ceux-ci avaient été entendus par la police le 11 mars 2022 conformément au protocole d'audition des enfants victimes d'infractions graves (EVIG) National Institute of Child Health and Human Development (NICHD). 
 
B.  
Par lettre du 17 mai 2022, l'avocat du prévenu a demandé la tenue d'une audience contradictoire avec les deux enfants. Le 5 août 2022, le Procureur a demandé au prévenu s'il maintenait cette réquisition de preuve au vu des expertises de crédibilité de la première audition EVIG. Le 10 août 2022, le prévenu a indiqué qu'il souhaitait toujours exercer son droit à une confrontation. Le 29 août 2022, il a transmis une liste de questions à poser. La curatrice des enfants s'est opposée, le 19 septembre 2022 à une nouvelle audition, rappelant que les enfants étaient âgés de 4 et 6 ans et considérant que cela porterait gravement atteinte à leur santé psychique, déjà fortement touchée dès lors qu'un diagnostic de stress post-traumatique avait été posé. 
Par ordonnance du 10 octobre 2022, le Procureur rejeta la demande de nouvelle audition, en application de l'art. 154 al. 4 CPP, rappelant qu'un enfant ne devrait pas, en principe, être interrogé plus d'une fois et que le prévenu avait pu, lors de différentes audiences, s'exprimer sur les déclarations de ses enfants. La plupart des questions proposées par le prévenu paraissaient orientées et fermées, et ne pourraient donc pas être posées; de nombreuses questions portaient sur des points pouvant être déterminés par l'audition d'autres personnes. Au vu de l'atteinte psychique qui en résulterait vraisemblablement pour les enfants, une nouvelle audition EVIG ne se justifiait pas. 
 
C.  
Par arrêt du 3 novembre 2022, la Chambre pénale de recours de la Cour de justice du canton de Genève a déclaré irrecevable le recours du prévenu contre cette décision. A l'encontre d'un rejet de réquisition de preuve, le recours n'était ouvert, selon l'art. 394 let. b CPP, qu'en présence d'un préjudice juridique, soit un risque de disparition de la preuve. En l'occurrence, la réquisition pourrait être renouvelée devant le Tribunal de première instance, voire devant les instances de recours. Les enfants vivaient à Genève et rien ne permettait de considérer que leurs déclarations ne pourraient plus être recueillies, ou qu'elles seraient altérées. 
 
D.  
Par acte du 2 décembre 2022, A.________ forme un recours en matière pénale par lequel il demande au Tribunal fédéral de réformer l'arrêt cantonal en ce sens que son recours est déclaré recevable, la cause étant renvoyée à la Chambre pénale de recours afin qu'elle statue sur le fond. Il prend des conclusions subsidiaires tendant également au renvoi de la cause à l'instance précédente. La Cour cantonale n'a pas formulé d'observations. Le Ministère public conclut au rejet du recours. Dans ses dernières écritures, du 30 janvier 2023, le recourant persiste dans ses conclusions. 
 
 
Considérant en droit :  
 
1.  
L'arrêt attaqué est une décision d'irrecevabilité rendue en dernière instance cantonale dans une cause pénale. Le recours au sens des art. 78 ss LTF est ainsi ouvert. Dès lors que la cour cantonale n'est pas entrée en matière sur le recours qui lui était soumis, seule cette question formelle peut être soumise au Tribunal fédéral. 
 
1.1. La décision par laquelle le Ministère public rejette la réquisition de preuve formulée par le recourant constitue une décision incidente. Il en va de même de l'arrêt attaqué qui en partage la nature. Le recours en matière pénale n'est donc en principe recevable qu'aux conditions de l'art. 93 al. 1 LTF, soit si la décision attaquée peut causer un préjudice irréparable (art. 93 al. 1 let. a LTF) ou si l'admission du recours peut conduire immédiatement à une décision finale qui permet d'éviter une procédure probatoire longue et coûteuse (art. 93 al. 1 let. b LTF). Toutefois, le Tribunal fédéral renonce à l'exigence d'un préjudice irréparable lorsque le recours est formé pour déni de justice formel (ATF 141 IV 1 consid. 1.1; 138 IV 258 consid. 1.1). Tel est notamment le cas lorsque, comme en l'espèce, l'existence d'un droit de recours a été niée au niveau cantonal (arrêts 1B_108/2022 du 10 octobre 2022 consid. 1.3.1; 1B_266/2017 du 5 octobre 2017 consid. 1.2).  
 
1.2. Pour le surplus, le recours est formé en temps utile (art. 100 al. 1 LTF) et le recourant, auteur d'un recours déclaré irrecevable par la cour cantonale, a qualité pour contester ce prononcé (art. 81 al. 1 LTF).  
 
2.  
Invoquant l'art. 394 let. b CPP, le recourant reproche à la cour cantonale d'avoir retenu, de manière générale, qu'une demande d'audition pourrait être réitérée sans préjudice irréparable devant les juridictions de jugement, sans tenir compte des particularités liées aux auditions de victimes mineures: celles-ci doivent en effet avoir lieu dès que possible (cf. art. 154 al. 2 CPP). Se fondant sur des ouvrages spécialisés (qu'il qualifie de faits notoires) ainsi que sur la jurisprudence (arrêt 1P.549/2001 du 11 janvier 2001), le recourant relève que les jeunes enfants peuvent avoir tendance à confondre leurs propres souvenirs avec les informations nouvelles qui peuvent leur être suggérées. Ainsi, le délai entre les auditions ne devrait pas dépasser six mois. Compte tenu de ce risque d'altération très rapide, un préjudice irréparable aurait dû être retenu par la cour cantonale dès lors que neuf mois s'étaient déjà écoulés depuis l'audition EVIG, menée en l'absence du recourant et de son conseil. Si une nouvelle audition devait être ordonnée en fin de procédure, elle serait indéniablement altérée. 
 
2.1. A teneur de l'art. 393 al. 1 let. a CPP, le recours est ouvert contre les décisions et les actes de procédure de la police, du ministère public et des autorités pénales compétentes en matière de contraventions. Le recours est irrecevable lorsque le ministère public ou l'autorité pénale compétente en matière de contraventions rejette une réquisition de preuves qui peut être réitérée sans préjudice juridique devant le tribunal de première instance (art. 394 let. b CPP; ATF 143 IV 475 consid. 2.5).  
En adoptant l'art. 394 let. b CPP, le législateur fédéral a voulu écarter tout recours contre des décisions incidentes en matière de preuve prises avant la clôture de l'instruction parce que, d'une part, la recevabilité de recours à ce stade de la procédure pourrait entraîner d'importants retards dans le déroulement de celle-ci (cf. l'art. 5 al. 1 CPP) et que, d'autre part, les propositions de preuves écartées peuvent être réitérées dans le cadre des débats (Message du Conseil fédéral relatif à l'unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005 [FF 2006 1057 p. 1254]). La loi réserve toutefois les cas où la réquisition porte sur des preuves qui ne peuvent être répétées ultérieurement sans préjudice juridique. La jurisprudence a précisé que le préjudice juridique évoqué à l'art. 394 let. b CPP ne se différenciait pas du préjudice irréparable visé à l'art. 93 al. 1 let. a LTF, lequel ne couvre pas les dommages de pur fait comme celui qui résulte de l'allongement ou du renchérissement de la procédure (cf. ATF 144 IV 127 consid. 1.3.1). Toute procédure pénale emporte en soi le risque que certaines preuves qui auraient pu être administrées dans la procédure préliminaire puissent ne plus l'être par la suite aux débats. Ce risque ne saurait toutefois conduire à admettre trop largement la recevabilité d'un recours contre un éventuel refus de donner suite à des réquisitions de preuves d'une partie à la procédure pénale. La possibilité de recourir doit ainsi être admise lorsqu'il existe un risque de destruction ou de perte du moyens de preuve. Il doit s'agir d'un risque concret et non d'une simple possibilité théorique, faute de quoi l'exception voulue par le législateur à la possibilité de mettre en cause les décisions relatives à l'administration des preuves à ce stade de la procédure pourrait devenir la règle. La seule crainte abstraite que l'écoulement du temps puisse altérer les moyens de preuve ne suffit donc pas (arrêt 1B_189/2012 du 17 août 2012 consid. 2.1 publié in SJ 2013 I 89). 
La jurisprudence a ainsi admis l'existence d'un tel préjudice lorsque le refus d'instruire porte sur des moyens de preuve qui risquent de disparaître, tels que l'audition d'un témoin très âgé, gravement malade ou qui s'apprête à partir dans un pays lointain définitivement ou pour une longue durée, ou encore la mise en oeuvre d'une expertise en raison des possibles altérations ou modifications de son objet, pour autant qu'ils visent des faits non encore élucidés (arrêts 1B_682/2021 du 30 juin 2022 consid. 3.1; 1B_265/2020 du 31 août 2020 consid. 3.1; 1B_193/2019 du 23 septembre 2019 consid. 2.1; 1B_151/2019 du 10 avril 2019 consid. 3). La loi exige en outre que les faits en question soient pertinents (cf. art. 139 al. 2 CPP; arrêts 1B_278/2021 du 28 mai 2021 consid. 2; 1B_189/2012 du 17 août 2012 consid. 2.1 publié in SJ 2013 I 89; KELLER, in Donatsch/Lieber/Summers/Wohlers [édit.], SK-Kommentar zur Schweizerischen Strafprozessordnung [StPO], Art. 1-195 StPO, 3 ème éd. 2020, n° 3 ad art. 394 CPP; STRÄULI, in Commentaire romand, Code de procédure pénale suisse, 2 ème éd. 2019, n° 13 ad art. 394 CPP).  
 
2.2. L'audition réclamée par le recourant concerne des enfants nés en avril 2016 et février 2018, qui ont été entendus une première fois le 11 mars 2022 au sujet d'abus sexuels imputés à leur père. A teneur des rapports d'expertise de crédibilité du 5 juillet 2022, les déclarations des enfants étaient considérées comme "plutôt crédibles".  
La jurisprudence considère que la capacité de mémorisation des témoins en général est par nature limitée, plus encore lorsqu'il s'agit d'enfants en âge préscolaire ou primaire. A ce sujet, il convient de tenir compte du fait que les enfants sont particulièrement exposés à l'influence de leurs proches et des autres adultes impliqués. Chez les enfants d'âge préscolaire et primaire, il existe, selon les connaissances de la psychologie forensique, un risque accru de modifier inconsciemment leurs propres déclarations, à l'encontre de leurs propres souvenirs, afin de répondre aux attentes supposées de l'adulte qui les interroge ou pour s'aligner sur ses compétences supposées plus grandes. Il arrive souvent qu'un enfant considère subjectivement comme vraies les informations qu'il a inconsciemment adaptées aux attentes des adultes ("influence suggestive"; arrêt 1P.549/2001 du 11 janvier 2002 consid. 3.6). Dans ce même arrêt, le Tribunal fédéral a considéré comme douteux qu'un enfant de huit ans se souvienne avec suffisamment de précision d'événements remontant à un an et demi. De plus, le risque d'être influencé par des personnes de référence est évident. La formation de l'opinion d'un enfant en âge préscolaire peut même être influencée par les attentes non exprimées de son environnement social (consid. 4.1). Il est ainsi hautement vraisemblable que les nouvelles déclarations de l'enfant, plusieurs années après sa première audition, ne soient plus propres à servir de moyen de preuve (ATF 129 I 151 consid. 4.3 et les références citées). 
 
2.3. Cela étant, si la jurisprudence n'a jamais fixé de limite temporelle au-delà de laquelle une seconde audition de la victime perdrait toute force probante (arrêt 6P.99/2005 du 10 janvier 2006 consid. 4.1.3), le risque d'altération de la mémoire est indéniable chez de très jeunes enfants, après plusieurs mois déjà. La cour cantonale ne pouvait dès lors considérer que la demande de nouvelle audition, s'agissant d'enfants de quatre et six ans, pourrait être renouvelée sans préjudice devant le tribunal de première instance, voire en appel ou devant le Tribunal fédéral, soit après de nombreux mois, voire plusieurs années. Dans un tel cas, le risque d'altération ou de perte du moyen de preuve requise apparaît sérieux. Le refus d'entrer en matière viole donc, dans le cas particulier, le droit fédéral.  
 
3.  
Le recours doit par conséquent être admis. L'arrêt attaqué est annulé et la cause est renvoyée à la Chambre pénale de recours pour nouvelle décision sur le fond. Le recourant, qui obtient gain de cause, a droit à l'allocation de dépens, à la charge du canton de Genève (art. 68 al. 2 LTF). Cela rend sans objet la demande d'assistance judiciaire. Conformément à l'art. 66 al. 4 LTF, il n'est pas perçu de frais judiciaires. 
 
 
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :  
 
1.  
Le recours est admis. L'arrêt attaqué est annulé et la cause est renvoyée à la Chambre pénale de recours de la Cour de justice du canton de Genève pour nouvelle décision au sens des considérants. 
 
2.  
Une indemnité de dépens de 2'000 fr. est allouée à l'avocat du recourant, à la charge du canton de Genève; la demande d'assistance judiciaire est sans objet. 
 
3.  
Il n'est pas perçu de frais judiciaires. 
 
4.  
Le présent arrêt est communiqué au mandataire du recourant, au Ministère public de la République et canton de Genève et à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre pénale de recours. 
 
 
Lausanne, le 23 février 2023 
 
Au nom de la Ire Cour de droit public 
du Tribunal fédéral suisse 
 
Le Juge présidant : Müller 
 
Le Greffier : Kurz