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Chapeau

102 Ia 19


4. Extrait de l'arrêt du 11 février 1976 dans la cause R. contre D. et Cour de justice du canton de Genève

Regeste

Notion du loyer abusif au sens des art. 14 et 15 de l'arrêté fédéral instituant des mesures contre les abus dans le secteur locatif (AMSL).
La réalisation de l'une des conditions de l'art. 15 litt. a à e AMSL n'exclut pas l'existence d'un abus; elle constitue seulement une présomption dans ce sens. La société propriétaire qui invoque une de ces conditions n'est pas dispensée de produire les pièces permettant de déterminer si le loyer litigieux vise à obtenir un rendement inéquitable.

Faits à partir de page 20

BGE 102 Ia 19 S. 20
D. a pris à bail, dès le 1er mai 1972, un appartement de 4 pièces et 2 chambrettes dans un immeuble de la société R. Le loyer annuel, sans les charges, a été fixé aux montants suivants: 4'302 fr. pour l'année 1972, 5'580 fr. pour l'année 1973, 6'030 fr. pour l'année 1974, 6'450 fr. dès le 1er janvier 1975.
Le 19 juillet 1972, D. s'est adressé à la Commission de conciliation en matière de baux à loyers d'appartements du canton de Genève en déclarant abusives les hausses de loyer prévues dès le 1er janvier 1973. Aucun accord n'étant intervenu devant cette commission, D. a déposé auprès de la Chambre des baux et loyers une requête en annulation des hausses de loyer.
Par jugement du 19 mars 1974, la Chambre a autorisé une augmentation de loyer de 8% pour l'année 1973 et fixé en conséquence le loyer pour cette année à 4'646 fr. par an ou 387 fr. par mois, charges non comprises.
La société R. a appelé de ce jugement devant la Cour de justice. Elle a conclu à son annulation, ainsi qu'à celle d'un jugement préparatoire du 5 février 1974 lui ordonnant de communiquer toutes pièces utiles à la détermination du capital propre investi.
Par arrêt du 10 avril 1975, la Cour de justice a déclaré l'appel irrecevable.
La société R. forme un recours de droit public pour violation de l'art. 4 Cst. Elle conclut à l'annulation de l'arrêt de la Cour de justice et du jugement de la Chambre des baux et loyers du 19 mars 1974.
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.

Considérants

Extrait des considérants:

4. ...
a) La Chambre des baux avait invité par son jugement préparatoire du 5 février 1974 la recourante à déposer au greffe notamment "toute pièce utile à déterminer le montant des fonds propres investis par elle dans la construction de l'immeuble 29, avenue de Vaudagne". La société immobilière a refusé de donner suite à cette injonction. Dans son jugement du 19 mars 1974, la Chambre a considéré qu'aucun des critères définis à l'art. 15 de l'arrêté fédéral du 30 juin 1972
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instituant des mesures contre les abus dans le secteur locatif (AMSL) ne pouvait justifier les majorations de loyer litigieuses et qu'il convenait dès lors de se reporter à la règle générale de l'art. 14 AMSL et d'examiner si les loyers contestés avaient pour effet de procurer à la bailleresse un rendement inéquitable. Elle a abouti à la conclusion qu'il y avait lieu de confronter les majorations litigieuses, pour juger si elles étaient abusives ou non, avec le rendement net du capital investi par la défenderesse. Celle-ci n'ayant pas produit les pièces demandées, la Chambre a effectué un calcul fondé sur les éléments qu'elle connaissait. Elle en a conclu qu'il convenait d'augmenter, pour l'année 1973, le loyer litigieux de 8%, au lieu des 29,7% prévus par le bail. De son côté, la Cour de justice a considéré que vu le principe général posé par l'art. 14 AMSL, selon lequel "sont abusifs les loyers visant à un rendement inéquitable", les autorités judiciaires doivent pour apprécier le rendement pouvoir examiner les bilans, comptes de pertes et profits et états locatifs. L'art. 15 AMSL n'excluant nullement l'examen du rendement de l'immeuble sur la base de l'art. 14, c'est à bon droit que le jugement attaqué a déclaré nulles et abusives les hausses de loyer prévues en avril 1972, en l'absence des justifications demandées; la Cour va à cet égard plus loin que la Chambre, puisqu'elle affirme que "le refus par l'appelante de remettre à la Chambre des baux les documents demandés aurait pu entraîner le rejet pur et simple de sa requête du 16 novembre 1972, sans autre examen".
b) Le litige porte essentiellement sur le point de savoir si le juge saisi d'une contestation du montant du loyer au sens de l'AMSL doit reconnaître automatiquement le caractère non abusif du loyer dès que l'une des conditions prévues à l'art. 15 AMSL est réalisée. C'est ce qu'affirme la recourante, qui en déduit qu'elle peut refuser de produire les pièces qui permettraient de connaître le rendement qu'elle tire concrètement de l'immeuble.
Aux termes de l'art. 14 al. 1 AMSL, "sont abusifs les loyers visant à obtenir un rendement inéquitable du logement ou du local commercial loué". Selon l'art. 15 AMSL, ne sont pas abusifs, en règle générale, les loyers qui répondent notamment à l'une des cinq conditions énumérées sous lettres a à e.
Il y a donc lieu de rechercher quels sont les rapports entre ces deux dispositions. L'art. 14 est la disposition générale, qui
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pose le principe et donne la définition du loyer abusif. D'après le message du Conseil fédéral du 24 avril 1972, la définition de l'abus est rédigée en termes aussi généraux que possible. Elle se fonde "sur les critères de l'exploitation de la pénurie des logements et de la recherche d'un rendement ou d'un gain inéquitable. Il est très difficile d'exprimer de façon positive ce qui est abus en général ou dans un cas particulier. C'est la raison pour laquelle le projet énumère à l'art. 15 les hypothèses dans lesquelles, généralement, un loyer n'est pas abusif. Chacune d'elles constitue pour ainsi dire un motif d'exculpation que peut invoquer le bailleur à qui l'on reproche d'exiger un loyer abusif" (FF 1972 I 1224).
En déclarant que ne sont pas abusifs, "en règle générale" (in der Regel), les loyers qui répondent à certaines conditions, l'art. 15 AMSL signifie que les règles qu'il pose ne sont pas applicables dans tous les cas, mais dans la plupart d'entre eux. En d'autres termes, la réalisation de l'un des motifs d'"exculpation" n'exclut pas automatiquement l'existence d'un abus. Elle constitue une présomption dans ce sens, mais il appartient au juge saisi de dire si, compte tenu des conditions particulières du cas, la réalisation de cette condition suffit à l'exculpation, ou si l'on doit néanmoins admettre, pour d'autres raisons, que le loyer vise à obtenir un rendement inéquitable. Le juge doit donc être mis en mesure de connaître la situation exacte et d'obtenir du bailleur tous éléments utiles à cette fin. Si le législateur avait entendu lier le juge d'une façon absolue par les conditions d'exclusion énumérées à l'art. 15 AMSL, il n'aurait pas fait précéder cette énumération des mots "en règle générale".
En refusant de déférer au jugement préparatoire qui l'invitait à produire les pièces utiles à déterminer le montant des fonds investis, et notamment les bilans de la société, la recourante n'a pas permis au juge de savoir s'il était en présence d'un cas où la règle générale devait être observée, ou s'il s'agissait d'un cas exceptionnel.
c) La recourante tient pour arbitraire le refus de la Cour de justice d'annuler le jugement préparatoire lui enjoignant de produire toutes pièces utiles, "dès lors que le rendement des fonds propres est irrelevant pour la détermination du caractère abusif ou non d'un loyer". C'est en outre à bon droit, dit-elle, qu'elle a invoqué le secret des affaires pour refuser la
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production des pièces réclamées par la Chambre, dès lors que celle-ci ne pouvait garantir leur usage aux seules fins de la procédure.
Mais en refusant de produire ces pièces, la recourante a pu laisser supposer qu'elle craignait de permettre au juge de constater qu'elle réalisait un gain inéquitable et qu'elle ne pouvait partant pas invoquer les motifs d'"exculpation" de l'art. 15 AMSL. Elle n'a pas rendu plausible l'existence d'un intérêt digne de protection, telle la crainte de la concurrence de la part de tiers, à tenir secrètes les données de ses bilans.
Il n'était dès lors pas arbitraire de déclarer que vu le refus de la recourante de remettre les documents demandés, la Chambre aurait pu rejeter purement et simplement sa requête, et qu'elle n'avait pas excédé son pouvoir d'appréciation en fixant une augmentation de 8% du loyer.