Wichtiger Hinweis:
Diese Website wird in älteren Versionen von Netscape ohne graphische Elemente dargestellt. Die Funktionalität der Website ist aber trotzdem gewährleistet. Wenn Sie diese Website regelmässig benutzen, empfehlen wir Ihnen, auf Ihrem Computer einen aktuellen Browser zu installieren.
 
Urteilskopf

20919/92


E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse
20919/92, 29 août 1997

Regeste

Diese Zusammenfassung existiert nur auf Französisch.

SUISSE: Art. 6 par. 2 CEDH. Sanction pénale infligée aux héritiers pour une fraude fiscale commise par le de cujus.

Au regard des critères déterminants pour apprécier si une personne est "accusée d'une infraction pénale" (qualification juridique de l'infraction, nature de celle-ci et degré de sévérité de la sanction encourue), l'amende infligée n'était pas négligeable et constituait une sanction de caractère essentiellement punitif; en outre, le Tribunal fédéral a considéré qu'elle était de nature "pénale" et relative à la "culpabilité" du contribuable fautif (ch. 44 - 47).
Conclusion: applicabilité de l'art. 6 par. 2 CEDH.
Le recouvrement auprès des requérants des impôts impayés ne saurait prêter à discussion, les dettes fiscales, à l'instar des autres dettes contractées par le de cujus, devant être réglées par prélèvement sur la masse successorale; toutefois, l'infliction d'une sanction pénale aux survivants pour des actes apparemment commis par une personne décédée est une question différente. Or la règle fondamentale du droit pénal est que la responsabilité pénale ne survit pas à l'auteur de l'acte délictueux, ce qui est également valable pour la présomption d'innocence: hériter de la culpabilité du défunt n'est pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit (ch. 51 - 53).
Conclusion: violation de l'art. 6 par. 2 CEDH.





Sachverhalt

Suisse - sanction pénale infligée aux héritiers pour une fraude fiscale commise par le de cujus (article 130 § 1 de l'arrêté concernant la perception d'un impôt fédéral direct)
I. ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
A. Applicabilité de l'article 6
Réaffirmation de la jurisprudence de la Cour sur la notion d'« accusation en matière pénale ».
Nature et gravité de la sanction encourue : les amendes n'étaient pas négligeables et auraient pu être quatre fois plus importantes.
Nature de l'infraction : la législation fiscale prescrit certaines conditions qu'elle assortit de sanctions - ces sanctions ne tendent pas à la réparation pécuniaire d'un préjudice, mais sont de caractère essentiellement punitif et dissuasif.
Qualification de la procédure en droit interne : importance du constat fait par le Tribunal fédéral dans l'arrêt rendu en l'espèce, à savoir que l'amende en question est de nature « pénale » et est fonction de la « culpabilité » du contribuable fautif.
Conclusion : article 6 applicable (sept voix contre deux).
B. Observation de l'article 6 § 2
Le recouvrement auprès des requérants des impôts impayés ne saurait prêter à discussion, et cela n'a pas été le cas - à vrai dire, il est normal que les dettes fiscales, à l'instar des autres dettes contractées par le de cujus, soient réglées par prélèvement sur la masse successorale - cependant, infliger des sanctions pénales aux survivants pour des actes apparemment commis par une personne décédée est une question différente.
Non-lieu à décider si la culpabilité du défunt a été légalement établie - la procédure en recouvrement a été engagée contre les héritiers eux-mêmes et c'est à eux que l'amende a été infligée - ils ont fait l'objet d'une sanction pénale pour une fraude fiscale imputée au défunt.
La règle fondamentale du droit pénal est que la responsabilité pénale ne survit pas à l'auteur de l'acte délictueux - règle aussi requise par la présomption d'innocence consacrée à l'article 6 § 2.
Conclusion : violation (sept voix contre deux).
II. ARTICLE 50 DE LA CONVENTION
Frais et dépens exposés devant les organes de la Convention à rembourser.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser une certaine somme aux requérants (unanimité).
Références à la jurisprudence de la CouR
21.2.1984, Öztürk c. Allemagne ; 24 2.1994, Bendenoun c. France
En l'affaire E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, [2]
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement B[3], en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM.R. Bernhardt, président,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
J. De Meyer,
I. Foighel,
A.B. Baka,
L. Wildhaber,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
ainsi que de MM.H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 avril et 30 juin 1997,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 28 mai 1996, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 20919/92) dirigée contre la Confédération suisse et dont trois ressortissants de cet Etat, Mme E.L., M. R.L. et Mme J.O. -L., avaient saisi la Commission le 29 octobre 1992 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration suisse reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 § 2 de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 § 3 d) du règlement B, les requérants ont exprimé le désir de participer à l'instance et ont désigné leur conseil (article 31), que le président a autorisé à employer l'allemand (article 28 § 3).

3. Le 10 juin 1996, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a décidé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique (article 21 § 7 du règlement B), dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et celui de l'affaire A.P., M.P. et T.P. c. Suisse[4].

4. La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L. Wildhaber, juge élu de nationalité suisse (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement B). Le 10 juin 1996, M. Ryssdal a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. L.-E. Pettiti, C. Russo, J. De Meyer, I. Foighel, A.B. Baka, J. Makarczyk et D. Gotchev (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement B).

5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement B), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement suisse (« le Gouvernement »), l'avocat des requérants et la déléguée de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 § 1 et 40). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et des requérants les 10 et 12 décembre 1996 respectivement.

6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 17 mars 1997, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
- pour le Gouvernement
MM. F. Schürmann, chef de la section des droits
de l'homme et du Conseil de l'Europe,
Office fédéral de la justice, agent,
J. Lindenmann, conseiller technique,
section des droits de l'homme et du Conseil
de l'Europe, Office fédéral de la justice,
P. Schneeberger, conseiller technique assistant,
division juridique, service de l'impôt
fédéral direct, conseillers ;
- pour la Commission
MmeJ. Liddy, déléguée ;
- pour les requérants
Mes H.P. Derksen, avocat à Wallisellen
(pour l'affaire A.P., M.P. et T.P.), conseil,
R. Küchler, avocat à Lucerne
(pour l'affaire E.L., R.L. et J.O.-L.), conseil,
H. Hegetschweiler, avocat à Wallisellen
(pour l'affaire A.P., M.P. et T.P.), conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, Mme Liddy, Me Derksen, Me Küchler et M. Schürmann.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. La genèse de l'affaire

7. Les requérants, tous trois citoyens suisses domiciliés dans le canton d'Obwald, sont respectivement la veuve, le fils et la fille de feu M. L.

8. M. L. était propriétaire d'une société de vente par correspondance. En 1984, il déclara certaines sommes au fisc en soutenant qu'il s'agissait de bénéfices légalement accumulés en Allemagne à partir de spéculation et d'investissements en capital, et non imposables en Suisse.

9. M. L. décéda le 7 octobre 1985.

10. Le délai de trois mois dans lequel les requérants auraient pu répudier la succession (articles 566 § 1 et 567 § 1 du code civil suisse) expira le 7 janvier 1986.

11. Le 18 août 1989, les services fiscaux du canton d'Obwald, estimant - faute de pièces justificatives à l'appui des allégations de M. L. - que les sommes déclarées étaient en réalité des revenus générés par l'entreprise de vente par correspondance de M. L. que ce dernier avait illégalement omis de déclarer en Suisse, engagèrent contre les requérants une procédure en recouvrement d'impôts fédéraux et cantonaux impayés et leur imposèrent simultanément des amendes pour fraude fiscale.

12. Il semble que les requérants aient coopéré avec les services fiscaux pour leur permettre de procéder à une évaluation correcte des sommes dues au Trésor public.

13. Le dossier de la Commission ne contient aucune information sur une éventuelle procédure qui aurait été engagée pour contester le recouvrement des arriérés d'impôts cantonaux ou l'amende y relative.
B. La procédure au niveau fédéral

14. Le 15 septembre 1989, les requérants se pourvurent devant la commission cantonale de recours en matière fiscale d'Obwald contre la décision du 18 août 1989 dans la mesure où elle concernait des impôts fédéraux directs.

15. Le 19 décembre, ladite commission se prononça. Elle estima que les services fiscaux n'avaient pas prouvé que les sommes en question fussent des revenus imposables non déclarés, mais jugea établi que M. L. avait sciemment omis de déclarer les intérêts perçus sur ces sommes. En conséquence, elle fit partiellement droit au recours, en réduisant de manière sensible l'arriéré à payer. Elle ramena également l'amende à un quart du montant complémentaire normalement dû, compte tenu de ce que M. L. avait lui-même signalé les sommes en question aux autorités.

16. L'Administration fédérale des contributions directes introduisit un recours de droit administratif devant le Tribunal fédéral.

17. Les requérants déposèrent un mémoire en défense, arguant notamment que cela était contraire à l'article 6 § 2 de la Convention d'infliger une amende aux héritiers d'un contribuable du fisc pour une fraude fiscale imputable au de cujus.

18. La commission cantonale de recours et les services fiscaux cantonaux d'Obwald furent invités à soumettre des observations écrites, conformément à l'article 110 de la loi fédérale d'organisation judiciaire.
Les services fiscaux ne déposèrent pas d'observations. Quant à la commission cantonale, elle exprima l'avis qu'il fallait rejeter le recours.

19. Par un arrêt du 22 mai 1992, le Tribunal fédéral accueillit le recours.
Selon lui, la commission cantonale avait commis une erreur en imposant au fisc la charge de la preuve. Etant donné que les enquêtes révélaient l'existence d'une présomption de preuve de la culpabilité de M. L. dans la fraude fiscale, il incombait aux requérants de prouver que les sommes en question n'étaient pas en fait des revenus imposables non déclarés. Les intéressés n'ayant pas rapporté cette preuve, il fallait maintenir l'évaluation déjà faite des arriérés d'impôt.
Le Tribunal fédéral rejeta l'idée que l'imposition d'une amende fiscale aux héritiers du contribuable pour fraude fiscale commise par le de cujus fût contraire à l'article 6 § 2 de la Convention. Après avoir renvoyé à sa jurisprudence, il déclara :
« [Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral] a dit que si l'amende fiscale constitue une sanction réelle, elle vise toutefois le de cujus personnellement et non ses héritiers ; ceux-ci ne sont tenus, au regard de l'article 130 § 1 de l'arrêté concernant la perception d'un impôt fédéral direct, qu'à veiller au paiement de l'amende et seulement à hauteur de leur part successorale. Que l'amende ne touche pas les héritiers ressort également de ce qu'elle a été fixée en principe[ grundsätzlich] en fonction de la culpabilité du défunt et que les héritiers pouvaient s'y soustraire en refusant la succession. Comme l'a déclaré le Tribunal fédéral, la mesure prévue à l'article 130 § 1 de l'arrêté concernant la perception d'un impôt fédéral direct - selon laquelle, dans une procédure pendante, les héritiers se substituent au de cujus, et une [nouvelle] procédure doit être engagée contre les héritiers si la fraude n'est découverte qu'après le décès du de cujus - n'a pour effet que de traiter tous les cas à l'identique, indépendamment du facteur temps. »
Cependant, comme il fallait à nouveau fixer le montant de l'amende, l'affaire fut renvoyée devant la commission cantonale de recours en matière fiscale.

20. Les requérants s'adressèrent à la Commission européenne le 29 octobre 1992.
C. Développements ultérieurs

21. Le 4 février 1993, la commission cantonale de recours rendit une décision fixant l'amende à 14 678,80 francs suisses (CHF), soit 25 % du montant normalement dû, cela en raison de l'attitude foncièrement coopérative des intéressés.

22. Le 12 mai 1993, les requérants saisirent le Tribunal fédéral d'un recours de droit administratif. Ils soumirent notamment des attestations médicales faisant ressortir que, dans les dernières années de sa vie, M. L. n'avait pas été entièrement responsable de ses faits et gestes et avancèrent l'idée qu'une amende de 1 000 CHF au maximum refléterait mieux la culpabilité du défunt.
Les services fiscaux cantonaux et la commission cantonale de recours en matière fiscale d'Obwald, ainsi que les services fiscaux fédéraux, furent invités à soumettre des observations écrites ; ils prièrent le Tribunal fédéral de rejeter le recours.

23. Dans un arrêt rendu le 6 janvier 1995, le Tribunal fédéral accueillit le recours dans la mesure où les appelants faisaient valoir qu'il aurait fallu examiner la question de la responsabilité atténuée de M. L. ; il renvoya derechef l'affaire devant la commission cantonale de recours en matière fiscale d'Obwald.

24. Le 8 juin 1995, ladite commission décida, en raison de la responsabilité atténuée de M. L. et vu l'attitude des requérants, de réduire l'amende qu'aurait dû acquitter M. L. lui-même : elle en fixa finalement le montant à 25 % de ce chiffre, soit 5 513,80 CHF.
II. Le droit interne pertinent
A. L'arrêté concernant la perception d'un impôt fédéral direct

25. A l'époque des faits, la fraude fiscale était sanctionnée par une amende pouvant aller jusqu'au quadruple du montant soustrait à l'impôt et s'ajoutant à la somme due (article 129 § 1 de l'arrêté).

26. L'article 130 § 1 disposait notamment :
« Si la soustraction n'est découverte qu'après la mort du contribuable, la procédure est engagée et poursuivie contre ses héritiers et ceux-ci répondent solidairement de l'impôt soustrait et des amendes encourues par le défunt jusqu'à concurrence du montant de leur part héréditaire, même si aucune faute ne leur est imputable. »
B. Le code civil suisse

27. Selon l'article 537 § 1 du code civil suisse, la succession s'ouvre par la mort du de cujus.

28. Les parties pertinentes de l'article 560 sont ainsi libellées :
« 1. Les héritiers acquièrent de plein droit l'universalité de la succession dès que celle-ci est ouverte.
2. Ils sont saisis des créances et actions, des droits de propriété et autres droits réels, ainsi que des biens qui se trouvaient en la possession du défunt, et ils sont personnellement tenus de ses dettes ; le tout sous réserve des exceptions prévues par la loi. »

29. Aux termes de l'article 566 § 1, les héritiers ont la faculté de répudier la succession. Le délai pour le faire est de trois mois (article 567 § 1).
C. La procédure

30. Le contribuable avait la faculté de présenter une réclamation sur l'évaluation d'un impôt fédéral direct auprès de l'autorité de taxation (article 105 de l'arrêté).

31. La décision rendue dans la procédure de réclamation était susceptible d'appel devant la commission cantonale de recours en matière fiscale (article 106 de l'arrêté). L'Administration cantonale de l'impôt fédéral direct et l'Administration fédérale des contributions pouvaient également former un recours (article 107).

32. La décision de la commission fédérale de recours peut être attaquée par un recours de droit administratif devant le Tribunal fédéral (article 98 e) de la loi fédérale d'organisation judiciaire). Ledit recours pouvait à l'époque être formé tant par le contribuable que par l'Administration fédérale des contributions (article 112 de l'arrêté).

33. Si le Tribunal fédéral ordonne un échange d'écritures, il invite l'autorité qui a pris la décision à lui communiquer le dossier (article 110 § 2 de la loi fédérale d'organisation judiciaire), et demande simultanément qu'elle soumette des observations écrites (article 110 § 1).
L'autorité cantonale de dernière instance est, elle aussi, invitée à présenter des observations (article 110 § 3), ainsi que l'Administration fédérale qui aurait pu de même former un recours (article 110 § 1).

34. A l'époque des événements litigieux, l'article 109 § 1 de la loi fédérale d'organisation judiciaire permettait à une chambre du Tribunal fédéral composée de trois juges de rejeter sans audience un recours de droit administratif manifestement mal fondé, à condition de prendre cette décision à l'unanimité.
D. Le code pénal suisse

35. Aux termes de l'article 333 § 1 du code pénal suisse, les dispositions générales de ce code s'appliquent aux infractions interdites par d'autres lois fédérales, sauf à celles-ci à en disposer autrement.

36. Selon l'article 48 § 3 du même code, l'amende est éteinte par la mort du condamné.
Cependant, conformément à l'article 333 § 1 du même code, l'article 130 § 1 de l'arrêté (paragraphe 26 ci-dessus) déroge à ce principe en tant que lex specialis.
E. Développements ultérieurs

37. L'article 179 § 1 de la loi fédérale sur l'impôt fédéral direct du 14 décembre 1990, en vigueur depuis le 1er janvier 1995, dispose que les héritiers répondent notamment des amendes devenues définitives. En vertu de l'article 179 § 2, si la procédure pour fraude fiscale a été close après le décès du contribuable, les héritiers ne sont pas tenus de payer l'amende, pour autant qu'ils ne soient en rien responsables, et doivent faire leur possible pour permettre au fisc de procéder avec exactitude à la taxation.
PROCÉDURE DEVANT LA COMMISSION

38. Mme E.L., M. R.L. et Mme J.O.-L. ont saisi la Commission le 29 octobre 1992. Ils invoquaient l'article 6 § 2 de la Convention : indépendamment de toute responsabilité personnelle, ils auraient été reconnus coupables d'une infraction prétendument commise par M. L.

39. La Commission a retenu la requête (n° 20919/92) le 16 octobre 1995. Dans son rapport du 10 avril 1996 (article 31), elle conclut à l'absence de violation de l'article 6 § 2 de la Convention (quinze voix contre treize). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt[5].
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT

40. A l'audience, l'agent du Gouvernement a prié la Cour de conclure à l'absence de violation de l'article 6.


Erwägungen

EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

41. Les requérants allèguent qu'indépendamment de toute faute de leur part, ils ont été condamnés pour une infraction qui aurait été commise par quelqu'un d'autre. Cette condamnation serait contraire à l'article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
Ni le Gouvernement ni la Commission ne souscrivent à cette thèse.
A. Sur l'applicabilité de l'article 6

42. Selon le point de vue du Gouvernement - que la Commission partage en substance -, l'article 6 ne s'applique pas en l'occurrence puisque aucune « accusation en matière pénale » n'a été portée contre les requérants.
Le Gouvernement souligne que, dans des affaires comme celle-ci, il n'est pas question de culpabilité personnelle des héritiers. C'est pourquoi nulle inscription n'a été portée au casier judiciaire d'aucun des héritiers.
Il s'agissait plutôt de prouver la culpabilité du défunt. Qu'une procédure ait été engagée contre les héritiers s'explique par le fait qu'en droit suisse la succession n'a pas la personnalité juridique, si bien que l'actif et le passif du défunt reviennent directement aux héritiers.
En outre, les héritiers eux-mêmes ne répondent de l'impôt soustrait et des amendes encourues que jusqu'à concurrence du montant de leur part successorale et peuvent d'ailleurs échapper à cette responsabilité en répudiant la succession.

43. Selon les requérants, la caractéristique essentielle de l'affaire est que la fraude fiscale commise par le de cujus constitue le fondement de l'amende qui leur a été infligée.
Le fait qu'aucune inscription ne figure au casier judiciaire des héritiers n'est pas pertinent car aucune mention de ce genre n'est portée non plus pour d'autres sanctions pénales (par exemple, un retrait de permis de conduire).
La faculté de renoncer à la succession ne saurait non plus entrer en ligne de compte car la période pendant laquelle la répudiation était possible avait expiré longtemps avant que ne soit découverte la fraude fiscale commise par le défunt. Dès lors, échapper de la sorte à l'amende n'a jamais été une possibilité offerte aux requérants. D'ailleurs, même si elle l'avait été, il n'aurait pas été réaliste d'attendre des requérants qu'ils prennent ce parti car, en renonçant à la succession, ils auraient liquidé une entreprise prospère, ce qui leur aurait causé un préjudice excessif.

44. La Cour réaffirme l'autonomie de la notion « d'accusation en matière pénale » telle que la conçoit l'article 6. Dans sa jurisprudence, elle a établi qu'il faut tenir compte de trois critères pour décider si une personne est « accusée d'une infraction pénale » au sens de l'article 6 : d'abord la qualification de l'infraction au regard du droit national, puis la nature de l'infraction et, enfin, la nature et le degré de gravité de la sanction que risquait de subir l'intéressé (voir, entre autres, l'arrêt Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, série A n° 73, p. 18, § 50).

45. En ce qui concerne la nature et la gravité de la sanction encourue, l'amende n'était pas négligeable, estime la Cour : elle s'éleva finalement à 5 513,80 CHF (paragraphe 24 ci-dessus). Du reste, en fixant ce chiffre, les autorités ont pris en compte l'attitude coopérative des requérants ; l'amende aurait pu en fait atteindre le quadruple de son montant final (paragraphe 25 ci-dessus).

46. Au sujet de la nature de l'infraction, la Cour relève que la législation fiscale prescrit certaines conditions et assortit cette exigence de sanctions. Or les sanctions, qui, en l'espèce, revêtent la forme d'amendes, ne tendent pas à la réparation pécuniaire d'un préjudice, mais ont un caractère essentiellement punitif et dissuasif (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Bendenoun c. France du 24 février 1994, série A n° 284, p. 20, § 47).

47. Quant à la qualification de la procédure en droit interne, la Cour attache de l'importance au constat fait par la plus haute juridiction du pays, le Tribunal fédéral, dans l'arrêt qu'il a rendu en l'espèce, à savoir que l'amende en question constituait une « véritable sanction » qui était fonction de la « culpabilité » du contribuable fautif (paragraphe 19 ci-dessus).

48. Vu les caractéristiques exposées ci-dessus, la Cour estime que l'article 6 trouve à s'appliquer sous son volet pénal.
En conséquence, la question se pose de savoir si l'article 6 § 2 a été respecté.
B. Sur l'observation de l'article 6 § 2

49. Les requérants soutiennent avoir été contraints par une présomption légale d'assumer la responsabilité pénale d'une fraude fiscale qu'aurait commise le défunt, M. L.
Si, comme en l'espèce, les personnes concernées font de leur mieux pour aider les autorités à procéder à une évaluation exacte de l'arriéré d'impôt, l'amende doit être réduite mais néanmoins infligée. En conséquence, alors que les intéressés étaient eux-mêmes sans reproche, ils n'ont pas pu éviter de se voir infliger l'amende pour une infraction commise par M. L.
En outre, leur imposer l'amende présuppose la condamnation tacite du défunt.

50. Le Gouvernement, rejoint en substance par la Commission, estime que la culpabilité du défunt a été légalement établie par la décision rendue par la commission cantonale de recours en matière fiscale d'Obwald le 19 décembre 1989 (paragraphe 15 ci-dessus).
Il n'était pas question de punir les requérants pour des actes délictueux commis par le défunt, mais plutôt de faire retomber sur les héritiers la responsabilité de la personne qui s'est soustraite à l'impôt. Cela ressortirait clairement du fait que les requérants n'auraient pas eu à payer l'amende s'ils avaient renoncé à la succession et qu'en tout état de cause, ils n'étaient tenus que jusqu'à hauteur du montant de leur part successorale.

51. La Cour relève que le recouvrement auprès des requérants des impôts impayés ne saurait prêter à discussion, ce qui n'a d'ailleurs pas été le cas. Elle trouve à vrai dire normal que les dettes fiscales, à l'instar des autres dettes contractées par le de cujus, soient réglées par prélèvement sur la masse successorale.
Cependant, infliger des sanctions pénales aux survivants pour des actes apparemment commis par une personne décédée est une question différente. Une telle situation appelle un examen attentif de la part de la Cour.

52. En l'espèce, la Cour n'estime pas nécessaire de décider si la culpabilité du défunt a été légalement établie.
Conformément à l'article 130 § 1 de l'arrêté concernant la perception d'un impôt fédéral direct, la procédure en recouvrement fut engagée contre les requérants eux-mêmes et c'est à eux que les amendes furent infligées (paragraphes 11 et 21 ci-dessus).
Il faut dès lors admettre que, indépendamment du point de savoir si feu M. L. était ou non réellement coupable, les requérants ont fait l'objet d'une sanction pénale pour une fraude fiscale imputée au défunt.

53. Or il existe une règle fondamentale du droit pénal, selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l'auteur de l'acte délictueux. C'est ce que reconnaît en fait le droit pénal général de la Suisse, notamment l'article 48 § 3 du code pénal, aux termes duquel l'amende tombe si le condamné vient à décéder (paragraphe 36 ci-dessus).
De l'avis de la Cour, cette règle est aussi requise par la présomption d'innocence consacrée à l'article 6 § 2 de la Convention. Hériter de la culpabilité du défunt n'est pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit. Il y a dès lors eu violation de l'article 6 § 2.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION

54. L'article 50 de la Convention dispose :
« Si la décision de la Cour déclare qu'une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
Les requérants ne présentent de demande ni pour le préjudice subi ni pour les frais et dépens encourus dans la procédure interne.
A. Frais et dépens

55. Au titre des frais et dépens exposés dans la procédure devant les institutions de Strasbourg, les intéressés réclament 6 500 francs suisses (CHF), plus la taxe sur la valeur ajoutée d'un montant de 422,50 CHF. Leurs prétentions s'élèvent dès lors à un total de 6 922,50 CHF.

56. Le Gouvernement estime qu'un chiffre de 3 000 CHF pour la procédure menée à Strasbourg serait raisonnable.
La déléguée de la Commission ne se prononce pas sur ce point.

57. La Cour a la conviction que les frais indiqués ont été nécessairement exposés et elle estime que la somme réclamée est raisonnable. Elle accueille donc la demande en entier.
B. Intérêts moratoires

58. Selon les renseignements dont dispose la Cour, le taux légal applicable en Suisse à la date d'adoption du présent arrêt est de 5 % l'an.


Entscheid

PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par sept voix contre deux, que l'article 6 § 2 s'applique en l'espèce et a été violé ;
2. Dit, à l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 6 922,50 (six mille neuf cent vingt-deux) francs suisses et 50 (cinquante) centimes pour les frais et dépens exposés dans la procédure devant les organes de Strasbourg ;
b) que ce montant sera à majorer d'un intérêt annuel de 5 % à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 29 août 1997.
Signé : Rudolf BERNHARDT
Président
Signé : Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 § 2 de la Convention et 55 § 2 du règlement B, l'exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion concordante de M. De Meyer ;
- opinion dissidente de M. Baka, à laquelle se rallie M. Bernhardt.
Paraphé : R. B.
Paraphé : H. P.
OPINION CONCORDANTE DE M. le JUGE DE MEYER
Une amende fiscale a, par sa nature même, le caractère d'une peine, aussi bien que toute autre sanction infligée à quelqu'un en raison d'un comportement considéré comme répréhensible. Il n'était pas nécessaire de recourir aux critères contestables[6] de l'arrêt Engel et autres c. Pays-Bas2 pour le constater.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE BAKA, À LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE BERNHARDT
( Traduction )
Contrairement à la majorité de la Cour, je me suis prononcé contre le constat de violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
J'estime en effet que l'amende infligée en l'espèce aux héritiers était de nature fiscale et non point pénale. Ce type d'amende vise à prévenir la fraude fiscale. Ce faisant, son objectif principal est de protéger les intérêts financiers de l'Etat et, plus largement, ceux de la société. Son caractère punitif indéniablement sévère s'explique non seulement par la nécessité de sanctionner le contrevenant pour l'impôt soustrait, mais aussi par celle de dissuader d'une part le fautif, en le sanctionnant financièrement, de commettre de nouvelles infractions et, d'autre part, les autres contribuables de se dérober à l'impôt à l'avenir.
En l'espèce, les requérants avaient l'obligation d'acquitter l'impôt soustrait et l'amende non pas en raison de leur comportement, mais en vertu de l'article 560 § 2 du code civil suisse, selon lequel les héritiers « (...) sont personnellement tenus [des] dettes [du défunt] ». Le fait que l'amende - que les héritiers de M. L. étaient censés payer pour la soustraction fiscale frauduleuse commise par le de cujus - ait été réduite à un quart de la somme prévue montre que les services fiscaux ont cherché à atténuer la composante punitive de l'amende tout en maintenant une partie de ses caractéristiques plus générales de dissuasion.
La nature foncièrement fiscale de l'amende se trouve corroborée aussi par le fait que les requérants n'ont jamais été accusés d'avoir commis une infraction pénale liée à la fraude fiscale du défunt. On ne saurait dire que « [l]e fait qu'aucune inscription ne figure au casier judiciaire des héritiers n'est pas pertinent car aucune mention de ce genre n'est portée non plus pour d'autres sanctions pénales (par exemple, un retrait de permis de conduire) » (paragraphe 43 de l'arrêt). Il est plus juste en revanche de souligner que si le montant inexact du revenu déclaré était important et si l'amende infligée n'était « pas négligeable » (paragraphe 45 de l'arrêt), aucune inscription n'a été faite au casier judiciaire des héritiers de M. L., ce qui exclut dès lors l'hypothèse que l'amende fût de nature pénale.
Quant à la qualification de la procédure en droit interne, à mon sens, lorsque le Tribunal fédéral suisse dit que l'amende en question était de nature « pénale » et fonction de la « culpabilité » du contribuable, il ne faut pas en déduire qu'il place l'amende dans la catégorie pénale. Ces propos soulignent simplement la composante « pénale » punitive de l'amende fiscale infligée pour fraude fiscale.
Il en découle qu'à mon avis l'article 6 § 2 de la Convention ne s'applique pas en l'espèce, les requérants n'ayant pas été accusés d'une infraction pénale comme l'exige cette disposition.
1.
Notes du greffier
2.
L'affaire porte le n? 75/1996/694/886. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
3.
Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n? 9.
4.
Affaire no 71/1996/690/882.
5.
Note du greffier : pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée ( Recueil des arrêts et décisions 1997), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
6.
Arrêt du 8 juin 1976, série A n° 22.
7.
Voir à ce sujet mon opinion dissidente concernant l'affaire Putz c. Autriche, arrêt du 22 février 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, p. 329.

Referenzen

Artikel: Art. 6 par. 2 CEDH, ; 24 2.1994