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Urteilskopf

41773/98


Scavuzzo-Hager Elisabeth, u. Mitb. gegen Schweiz
Zulassungsentscheid no. 41773/98, 30 novembre 2004




Sachverhalt

QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 41773/98
présentée par Elisabeth SCAVUZZO-HAGER et autres
contre la Suisse
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 30 novembre 2004 en une chambre composée de :
    Sir    Nicolas Bratza, président,
    MM.    J. Casadevall,
        L. Wildhaber,
        G. Bonello,
        R. Maruste,
        S. Pavlovschi,
        L. Garlicki, juges,
et de    M.     M. O'Boyle, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 2 juin 1998,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
 
EN FAIT
La première requérante est une ressortissante suisse, née en 1939 et résidant à Birrhard, le second requérant, son époux, est un ressortissant italien, né en 1943, résidant également à Birrhard, et le troisième requérant, leur fils, est un ressortissant suisse, né en 1968 et résidant à Nussbaumen. Ils sont représentés devant la Cour par Me Rudolf Schaller, avocat au barreau de Genève.
A.  Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
Le 22 juillet 1994, P., respectivement le fils des deux premiers requérants et le frère du dernier requérant, et âgé alors de 28 ans, grimpa sur l'échafaudage d'un immeuble sis à Bellinzona. Un locataire de l'immeuble l'aperçut et, voyant qu'il avait un comportement étrange, l'invita à entrer dans son appartement. P. se calma et se mit à parler avec le locataire.
Une autre locataire qui avait également remarqué P. sur l'échafaudage, avisa la police.
Deux membres du corps de police cantonale arrivèrent aussitôt sur place et constatèrent que P. présentait un état physique troublé.
Dès leur arrivée sur les lieux, les deux agents procédèrent à la vérification de l'identité de P. Il apparut que ce dernier était connu pour avoir commis des vols dans deux cantons.
Après une discussion, P. accepta de suivre les policiers, mais une fois assis dans leur véhicule, il eut une crise de nerfs et hurla  « Je veux mourir ; je ne veux pas mourir ».  Très agité, il sortit par la fenêtre de la voiture qui était à moitié ouverte à cause de la chaleur, et tenta de s'échapper. Selon les observations du Gouvernement, l'agent qui l'accompagnait le rattrapa et essaya de le maîtriser pour lui passer les menottes, sans succès. Malgré l'intervention du second agent, ayant entendu les cris et étant venu à l'aide de son collègue, P. continua à se débattre violemment de sorte qu'il semblait impossible de le calmer ou de le maîtriser. Un locataire vint alors à la rescousse. Soudainement, P. cessa de s'agiter. Il avait perdu connaissance. D'après la version des requérants, personne n'essaya de calmer P., bien au contraire, trois personnes auraient livré un combat prolongé à un jeune homme qui était dans un état physique visiblement très affaibli.
Les deux agents appelèrent immédiatement l'ambulance et une patrouille de secours. Entre-temps, ils placèrent P. en position latérale, mais n'essayèrent pas de le réanimer.
Quatre ou cinq minutes plus tard, les secours arrivèrent et la réanimation fut tentée avec succès. Pendant le transport à l'hôpital San Giovanni de Bellinzona, P. perdit à nouveau connaissance.
P. décéda trois jours plus tard, soit le 25 juillet 1994, audit hôpital, sans avoir repris connaissance.
Selon le Gouvernement, le procureur du ministère public du canton du Tessin (« Procuratore Pubblico »), seul magistrat habilité à ordonner une telle enquête selon le code de procédure pénale tessinois et la loi sur la police, ouvrit une enquête pénale. D'après les requérants, l'initiative de procéder à une enquête ne fut prise par le procureur, mais par les deux agents qui avaient procédé à l'arrestation de P.
Dans le cadre de cette enquête, les mêmes agents qui avait effectué l'arrestation de P., interrogèrent la mère de la victime ainsi que les trois locataires de l'immeuble qui avaient assisté à l'interpellation.
Dans le cadre de leurs dépositions, deux des locataires de l'immeuble déclarèrent que P. n'avait pas été frappé lors de l'action d'immobilisation, bien qu'il eût bougé beaucoup. Il ressort d'une autre déposition que P. était par terre et que les deux agents arrivèrent à lui mettre des menottes, d'abord aux mains et puis aux pieds. Quant à l'aspect physique de P., les témoins déclarèrent que l'état de P. était tellement pitoyable qu'il avait l'air d'un cadavre et devait être soutenu par les voisins dans les escaliers.
L'enquête menée par les deux agents fut close par la rédaction par le Département de police du canton de Tessin d'un rapport de signalisation d'un décès d'une personne en date du 8 août 1994, d'où il ressort que la victime était vraisemblablement décédée de causes naturelles.
Le procureur ordonna une autopsie. L'institut cantonal de pathologie de Locarno établit un rapport d'autopsie le 19 janvier 1995. Celui-ci constata des lésions corporelles sur le corps de P., mais indiqua comme cause du décès la consommation excessive de drogues. Le rapport d'autopsie se fonda en partie sur les conclusions d'une analyse de l'Institut de médecine légale de l'Université de Lausanne du 14 décembre 1994 qui avait estimé que la quantité de morphine dosée dans le sang correspondait à un taux mesuré chez les individus dont le décès avait été attribué à une intoxication consécutive à une prise d'héroïne.
Par une lettre en date du 26 janvier 1995, le procureur informa l'avocat des requérants qu'il classait l'enquête au motif que le décès de P. n'était pas imputable à l'intervention d'une tierce personne.
Une expertise du 12 juin 1995, demandée par l'avocat des requérants et réalisée par un médecin généraliste de Zurich, conclut que la cause principale de la mort de P. n'était pas la consommation de drogues. Il déduisit des pièces qui lui avaient été transmises par les requérants que la mort pouvait tout aussi bien être en relation avec l'état de déshydratation dans lequel se trouvait le requérant. Se basant sur le rapport d'autopsie évoquant la présence d'une petite ecchymose au niveau du cou du défunt, le médecin se demanda également si la mort n'était pas en corrélation avec une strangulation. Enfin, il soutint que le fait que les policiers n'avaient pas tenté la réanimation aussitôt après la perte de connaissance avait été fatal pour P.
Le 16 janvier 1996, les requérants déposèrent une demande en dommages et intérêts et tort moral contre le canton du Tessin auprès du Tribunal fédéral, seule instance en la matière, sur la base de la loi cantonale sur la responsabilité des collectivités publiques et leurs agents du 24 octobre 1988 (« Legge sulla responsabilità civile degli enti pubblici e degli agenti pubblici »).
Des débats préparatoires devant le Tribunal fédéral eurent lieu le 11 septembre 1996. Dans le cadre de ceux-ci, il fut décidé d'ordonner une expertise médicale concernant la question des causes exactes de la mort de P. Les requérants consentirent à la nomination de l'expert Dr. B., directeur de l'Institut de médecine légale de l'Université de Zurich (« Institut für Rechtsmedizin der Universität Zürich-Irchel »).
Dans une expertise du 21 janvier 1997, ordonnée par le juge d'instruction du Tribunal fédéral, et dans un complément y relatif, daté du 18 juin 1997, le Dr. B. arriva à la conclusion que P. était décédé suite à un syndrome d'hyperthermie d'environ 40o, induit par la consommation de cocaïne et accompagné d'une rhabdomyolyse massive, donc une destruction des fibres musculaires, d'une défaillance des reins ainsi que des troubles de la coagulation. Tous ces facteurs avaient provoqué, selon l'appréciation de l'expert médico-légal, la défaillance de multiples organes de P.
Ainsi, le Dr. B. ne partageait pas l'opinion de l'Institut cantonal de pathologie de Locarno selon lequel la mort de P. était à expliquer exclusivement par la consommation excessive de drogues, en précisant que la perte de connaissance de P. et ses complications étaient le résultat de l'effort physique additionné à son état de faiblesse préexistant.
Pour étayer son hypothèse, le Dr. B. se référa à la littérature pertinente qui témoigne de décès subits des personnes arrêtées et se trouvant dans un état exité, en particulier dans des situations où les agents de l'ordre avaient eu recours à la pratique du « hogtying », une forme d'arrestation au moyen de l'immobilisation de la personne par terre, allongée sur le ventre, et impliquant la fixation des mains sur son dos. Dans le cadre de son rapport, l'expert médico-légal ne s'exprima pas sur la question de savoir si cette pratique avait été infligée ou aurait pu être infligée dans le cas d'espèce, étant donné que la manière dont P. avait été immobilisé n'a jamais été éclaircie.
En même temps, l'expert médico-légal considéra comme hautement improbable que les agents de police eussent réussi à sauver la vie de P., victime d'un syndrome d'hyperthermie ainsi que d'une rhabdomyolyse, par des gestes de réanimation intervenue immédiatement. En outre, le spécialiste soutint que l'hématome constaté sur le cou du défunt pouvait être dû à divers événements, notamment la manipulation médicale. Enfin, il n'estime pas que les deux agents auraient pu reconnaître l'état de vulnérabilité de P. et en tirer la conclusion que tout facteur extérieur pouvait provoquer des complications additionnelles chez ce dernier, déjà agité et se trouvant dans un état de faiblesse extraordinaire.
Par une décision incidente du 29 août 1997, le Tribunal fédéral rejeta la demande des requérants de procéder à l'audition des policiers et des autres témoins de l'arrestation. En même temps, il déclara close la phase préparatoire de la procédure.
Dans un arrêt du 2 décembre 1997, le Tribunal fédéral rejeta l'action en dommages et intérêts des requérants en date du 16 janvier 1996. Se fondant sur l'expertise médico-légale du 21 janvier 1997, il estima qu'il n'existait pas de lien de causalité adéquate entre les agissements des agents de police et la mort de P. Celle-ci serait avec une haute probabilité intervenue prochainement, même sans les événements survenus dans le cas d'espèce, compte tenu de l'état de santé très affaibli de P.
Ainsi, le Tribunal fédéral estima que la question de savoir quel facteur extérieur allait causer la mort de P. ne dépendait en quelque sorte que du hasard. D'un point de vue juridique, le comportement des agents ne constituait dès lors pas de condicio sine qua non pour la mort de P., même si on ne pouvait pas exclure que leur intervention l'avait accélérée. En outre, le Tribunal fédéral estima qu'à supposer même que l'intervention des agents constituait l'une des causes de la mort de P., on ne saurait admettre une responsabilité du canton du Tessin, étant donné que l'état de santé affaibli préexistant de P. n'était pas reconnaissable pour les deux agents. Par rapport au reproche de l'omission des gestes de réanimation, le Tribunal fédéral constata qu'il ressortait de la même expertise que même ceux-ci n'auraient pas changé le cours des événements de manière décisive et, dès lors, qu'il n'existait pas de lien de causalité hypothétique entre l'omission des agents de police et la mort de P.
Enfin, le Tribunal fédéral, confronté à la demande de prise en compte de preuves supplémentaires afin d'établir l'existence d'un recours à la force excessif des agents, considéra que même si on arrivait à prouver un emploi excessif de la force, que ceci ne changerait rien au fait que la mort de P. devait être expliquée par sa prédisposition précaire. Ainsi, l'offre des preuves supplémentaires fut rejetée sur la base de l'expertise médicalo-légale du 21 janvier 1997 qui ne laissait, selon l'appréciation du Tribunal fédéral, aucun doute sur ce point.
B.  Le droit interne pertinent
Le chapitre premier du titre deuxième de la loi fédérale d'organisation judiciaire du 16 décembre 1943 est consacré aux procédures civiles dans le cadre desquelles le Tribunal fédéral statue en juridiction unique. Son article 42, qui se rapporte aux litiges entre les cantons et les particuliers, est libellé ainsi dans sa partie pertinente :
« 1.  Le Tribunal fédéral connaît en instance unique des contestations de droit civil entre un canton d'une part et des particuliers ou collectivités d'autre part, lorsque l'une des parties le requiert en temps utile et que la valeur litigieuse est d'au moins 8 000 francs [environ 5 203 EUR] (...). »
L'article 4 de la loi sur la responsabilité civile des collectivités publiques et de leurs agents du canton du Tessin est libellé ainsi :
« La collectivité publique répond de tout dommage qu'un agent a causé à un tiers de manière illicite et dans l'exercice de ses fonctions, indépendamment de toute faute commise par l'agent.
Dans le cas visé à l'article 1 d), la collectivité publique est responsable dans les mêmes limites que le serait l'agent vis-à-vis de la victime, selon le droit qui lui est applicable.
La victime ne peut pas agir contre l'agent. »
L'article 10 (préjudice moral) de la même loi est libellé comme suit :
« En cas de décès ou de lésion corporelle, la collectivité publique, selon les circonstances particulières de l'affaire, peut se voir imposer l'obligation de verser à la victime ou à ses proches une réparation pécuniaire équitable, dès lors que l'agent a commis une faute. »
GRIEFS
1.  Invoquant l'article 2 de la Convention, les requérants se plaignent de ce que les officiers de police ont recouru de manière excessive à la force lors de l'arrestation de P. et n'ont pas tenté de le réanimer lorsqu'il a perdu connaissance, ce qui a prétendument entraîné sa mort.
2.  Les requérants allèguent également que P. a été victime de traitements inhumains ou dégradants lors de son interpellation par les forces de l'ordre, au sens de l'article 3 de la Convention.
3.  A la lumière de l'article 6 § 1 en combinaison avec les articles 2 et 3, les requérants font valoir que la manière selon laquelle l'enquête a été menée par les autorités cantonales afin de constater les causes du décès de P. ne cadre pas avec les exigences découlant des principes élaborés par la Cour. Ils critiquent en particulier que les deux agents qui avaient été chargés de l'arrestation ont aussi mené la phase initiale de l'enquête.
Les requérants considèrent enfin que le refus du Tribunal fédéral, seule instance à statuer en l'espèce, de réexaminer les faits et plus particulièrement le refus d'entendre certains témoins, notamment les deux agents de police ayant arrêté P. et ayant été chargés de l'enquête, constitue une violation du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
 


Erwägungen

EN DROIT
A.  Les griefs tirés du droit à la vie au sens de l'article 2 de la Convention
1.  Quant au recours à la force par les deux agents de police
Les requérants, faisant valoir que les officiers de police ont recouru de manière excessive à la force lors de l'arrestation de P. et n'ont pas tenté de le réanimer lorsqu'il a perdu connaissance, invoquent une violation du droit à la vie au sens de l'article 2 de la Convention, libellé ainsi dans sa partie pertinente :
« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
(...)
b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue; (...) »
a)  Les arguments du Gouvernement défendeur
Le Gouvernement estime l'article 2 inapplicable au cas d'espèce. En effet, si le Gouvernement admet que P. a perdu connaissance pendant son interpellation, il conteste en revanche fermement que son décès a été la conséquence de l'interpellation. Dans la mesure où la mort ne « résultait » pas d'un recours à la force au sens du paragraphe 2 de l'article 2, elle ne saurait être considérée comme « infligée » au sens du paragraphe 1 dudit article.
Si la Cour devait néanmoins retenir l'applicabilité de l'article 2, le Gouvernement soutient que les faits litigieux entreraient assurément dans le champ d'application de l'article 2 § 2 b), étant donné que l'incident ayant prétendument causé la mort de P. s'est déroulé alors que les deux agents tentaient d'effectuer une arrestation régulière.
Le Gouvernement soutient également que dans l'hypothèse même où l'usage de la force aurait été la cause du décès, cette force était absolument nécessaire et en conformité avec les exigences de l'article 2 § 2 b) de la Convention. Ainsi, les modalités de l'arrestation ont été proportionnées aux circonstances. En effet, les deux agents n'ont pas usé d'une force coercitive supérieure à celle qui était strictement nécessaire pour maîtriser un jeune homme dans un grand état d'agitation et qui tentait de fuir. De plus, l'intervention coercitive a pris fin immédiatement après que P. a été immobilisé.
Enfin, le Gouvernement considère qu'aucun élément ne pouvait laisser supposer que l'état de vulnérabilité, provoqué par la consommation des drogues, était à ce point grave que la police aurait dû renoncer à toute intervention. Dès lors, il n'était objectivement pas prévisible que l'usage de la force proportionnée aux circonstances puisse causer la mort de P.
En bref, le Gouvernement soutient que l'article 2 n'est pas applicable au cas d'espèce et, à titre subsidiaire, que cette disposition n'a en tout état de cause pas été violée.
b)  Les arguments des requérants
Les requérants contestent l'argumentation du Gouvernement, estimant qu'il ressort des dépositions des témoins que la violence appliquée afin d'immobiliser P. était extrême. A ce sujet, ils rappellent les traces de strangulation exposées par l'expertise du 12 juin 1995.
En outre, ils estiment que les déclarations des témoins prouvent que les agents de police se sont rendus compte de l'état de santé précaire de P., mais qu'ils ont préféré, au lieu de lui donner un verre d'eau ou d'appeler l'ambulance, utiliser la force pour essayer de l'amener au poste. Enfin, ils se sont abstenus de tout geste de réanimation.
Les requérants exposent également que la violence exercée par les deux policiers avait pour seul but de forcer P. de se rendre au poste. Celui-ci, attrapé sur l'échafaudage d'un immeuble ne représentait aucun danger pour autrui et ne s'est d'ailleurs pas opposé à montrer sa carte d'identité.
Ainsi, les requérants conclurent qu'il n'y avait aucune justification pour l'arrestation de P. et que le recours à la force ayant conduit à la mort n'était pas absolument nécessaire au sens de l'article 2 § 2.
2.  Quant à l'efficacité de l'enquête menée par les autorités suisses
Les requérants, invoquant l'article 6 § 1 en combinaison avec les articles 2 et 3, prétendent que les circonstances de l'interpellation et du décès de P. n'ont pas fait l'objet, au plan interne, d'une enquête adéquate au sens de la jurisprudence de la Cour.
La Cour estime opportun d'analyser ce grief sous l'article 2 de la Convention.
a)  L'exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes
i.  Les arguments du Gouvernement défendeur
Le Gouvernement présente une exception préliminaire à ce sujet, tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
D'après lui, les questions que le Tribunal fédéral avait à examiner dans le cadre de l'action en responsabilité à l'encontre du canton du Tessin ne pouvaient avoir pour objet le respect des exigences procédurales découlant éventuellement de l'article 2. Partant, l'action directe devant le Tribunal fédéral n'est pas une voie de recours adéquate au sens de la pratique de la Cour.
En outre, le Gouvernement estime que les requérants n'ont à aucun moment demandé, une fois confrontés à la décision de classement du 26 janvier 1995, à ce que l'enquête soit à nouveau ouverte au motif que celle-ci aurait été lacunaire sur la question de savoir si l'interpellation de la police avait joué un rôle déterminant dans le décès de P. Pourtant, il leur aurait été loisible de communiquer au procureur les conclusions de l'expertise du 12 juin 1995, ayant évoqué l'hypothèse d'une mort causée par strangulation, ce qui aurait permis la réouverture de la procédure au motif de l'existence des éléments importants nouveaux.
ii.  Les arguments des requérants
Les requérants contestent cette argumentation, prétendant que l'action civile en dommages et intérêts à l'encontre d'un canton est indépendante de la procédure pénale et, de surcroît, que le Tribunal fédéral lui-même, dans son arrêt du 2 décembre 1997, n'a pas mis en doute sa compétence pour connaître cette voie de droit.
Les requérants estiment en outre que les parties lésées dans une procédure pénale ne peuvent pas invoquer l'article 6 et, de surcroît, que la décision du procureur du 26 janvier 1995 ne pouvait faire l'objet d'un recours ordinaire, mais uniquement d'une demande de réouverture de l'enquête sur la base des faits nouveaux, qui doit être considérée comme une voie de recours non effective à la lumière de la jurisprudence de la Cour.
iii.  L'appréciation par la Cour
La Cour prend acte du fait que l'action en dommages et intérêts dirigée à l'encontre du canton de Tessin, donc une procédure civile, est une voie entamée sur l'initiative des requérants, et non des autorités compétentes, et qu'elle n'implique pas la punition des auteurs des actes répréhensibles (voir, dans ce sens, les arrêts Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 141, CEDH 2001-III et McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 125, 28 mai 2002). En tant que telle, elle ne peut pas être considérée comme un recours effectif au sens de la jurisprudence de la Cour, puisque elle n'est pas de nature à obtenir le redressement de la situation litigieuse.
Néanmoins, il ressort de la jurisprudence de la Cour dans une affaire ayant trait à la responsabilité médicale que l'obligation positive découlant de l'article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n'exige pas nécessairement, dans l'hypothèse où l'atteinte au droit à la vie ou à l'intégrité physique n'est pas volontaire, un recours de nature pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I).
La Cour observe qu'il n'est aucunement allégué, en l'espèce, que les deux agents ont infligé de manière volontaire la mort à P. En outre, l'action devant le Tribunal fédéral permettait aux requérants d'établir la responsabilité des agents en cause et, le cas échéant, d'obtenir l'application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages et intérêts et la publication de l'arrêt (Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51). Par conséquent, le Cour considère que l'action intentée par les requérants doit être considérée comme une voie effective au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, pour un arrêt où la Cour a explicitement considéré, dans le contexte de l'article 5 de la Convention, l'action en dommages et intérêts contre un canton comme un recours effectif, H.B. c. Suisse, no 26899/95, §§ 40-43).
La Cour exprime également des réserves quant à l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants auraient dû demander, après avoir été confrontés à la décision de classement du 26 janvier 1995, et se fondant sur les conclusions de l'expertise du médecin généraliste de Zurich en date du 12 juin 1995, que l'enquête soit à nouveau ouverte. Rappelant le principe élaboré par sa jurisprudence selon lequel il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement des voies de recours internes de convaincre la Cour qu'un recours était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX), la Cour note que le Gouvernement n'est pas parvenu à invoquer une base légale suffisamment précise qui aurait permis aux requérants de demander la réouverture de l'enquête pénale.
Par conséquent, la Cour estime que les requérants ont satisfait aux exigences de l'article 35 § 1 de la Convention et, dès lors, l'exception préliminaire du Gouvernement doit être rejetée.
b)  Sur le fond
Le Gouvernement soutient, en ce qui concerne une enquête adéquate au sens de la jurisprudence de la Cour, que le procureur a immédiatement ouvert une enquête afin d'établir les causes et les circonstances du décès de P. Il a ordonné l'interrogatoire des personnes présentes au moment des faits litigieux et il a ordonné une autopsie dont l'exécution a été confiée à l'Institut de pathologie du canton du Tessin et à l'Institut de médecine légale de l'Université de Lausanne, qui sont arrivés aux mêmes conclusions. Fort de ces conclusions et des témoignages convergents des locataires qui avaient assisté à l'arrestation de P., le procureur a décidé le classement du dossier.
Les requérants contestent le point de vue du Gouvernement, en critiquant notamment le fait que les mêmes agents de police qui avaient exercé de la violence à l'encontre de P. ont interrogé les témoins des événements litigieux.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ces griefs posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Il s'ensuit que les grief tirés de l'article 2 ne sauraient être déclarés manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
B.  Les griefs tirés du traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention
Les requérants allèguent que P. a été soumis à un traitement inhumain au sens de l'article 3 car il aurait été interpellé par les forces de l'ordre avec une violence exagérée alors que les circonstances ne l'exigeaient pas. De plus, ils estiment que l'inaction des agents de police, qui n'auraient rien tenté pour réanimer P., constitue en même temps une violation de l'article 3 de la Convention, libellé ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1.  Les arguments du Gouvernement défendeur
Le Gouvernement souligne, en ce qui concerne l'attitude des agents lors de l'arrestation, que les juges nationaux ont souscrit aux conclusions des expertises produites ainsi qu'aux déclarations des témoins tant en ce qui concerne les lésions corporelles que de la façon dont elles ont été infligées. Se basant sur le rapport d'autopsie, il rappelle que, certes, diverses lésions cutanées étaient visibles sur le corps de P., mais il prétend, compte tenu de l'usage de produits stupéfiants de P. et de la localisation des lésions sur son corps, qu'il était très probable que plusieurs de ces traces étaient la conséquence de la consommation de drogues. D'autres marques pouvaient résulter de certaines manipulations médicales, comme il ressort du rapport médico-légal du 21 janvier 1997.
D'après le Gouvernement, les déclarations des témoins, elles aussi, sont concordantes sur ce point ; aucun témoin n'a affirmé que les agents de police avaient usé de la force de manière disproportionnée et encore moins que P. avait été soumis à un traitement qui pouvait être considéré comme contraire à l'article 3.
Le Gouvernement estime, quant au comportement des agents de police lors de la perte de connaissance de P., que leur réaction a été adéquate compte tenu de leur manque de compétence en matière de soins à prodiguer en cas d'arrêt cardiaque. Il est d'avis que l'article 3 n'implique pas d'obligation pour les Etats contractants de former les policiers à prodiguer des soins en cas d'urgence qui vont au-delà de certaines limites. Or, il est notoire qu'un massage cardiaque, hormis le fait qu'il n'a pas été démontré qu'il aurait été utile dans le cas d'espèce, est un geste médical compliqué que les non-spécialistes maîtrisent en général fort mal et, de plus, avec une probabilité de succès extrêmement faible.
2.  Les arguments des requérants
Les requérants contestent l'argumentation du Gouvernement. D'après eux, les témoignages recueillis par les agents de police impliqués dans l'arrestation, même s'ils sont tendancieux, donnent néanmoins une image pour conclure que les traces de violence physique sur le corps de P. provenaient de la lutte entre trois personnes adultes face à un jeune homme fortement affaibli.
En outre, ils considèrent que même l'expert nommé par le Tribunal fédéral n'excluait pas l'hypothèse d'une strangulation. Enfin, les requérants estiment fortement inutiles et exagérées les mesures d'immobilisation intentées par les agents de police, notamment de mettre à P. des menottes aux mains et aux pieds.
En bref, les requérants soutiennent que tous ces agissements constituent des actes contraires à l'article 3, s'agissant d'autant plus d'une personne s'étant trouvée dans les mains du pouvoir public.
3.  La conclusion de la Cour
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
C.  Les griefs tirés de l'article 6 § 1 en combinaison avec les articles 2 et 3 de la Convention
Les requérants prétendent que les circonstances de l'interpellation et du décès de P. posent un problème au regard de l'article 6 § 1 en combinaison avec les articles 2 et 3 de la Convention. A ce titre, ils estiment en particulier que le refus du Tribunal fédéral d'entendre quelques témoins cadre mal avec les exigences du droit à un procès équitable au sens de l'article 6 § 1, libellé ainsi dans sa partie pertinente :
«  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendu équitablement (...), par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décida, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...). »
La Cour va examiner la compatibilité de l'enquête intentée et menée par les instances suisses avec les exigences élaborées par la jurisprudence de la Cour sous l'angle de l'article 2. Sous l'angle de l'article 6 § 1, la Cour peut se contenter de répondre au seul grief portant sur le refus du Tribunal fédéral d'admettre les offres de preuve présentées par les requérants.
A ce sujet, le Gouvernement rappelle que le juge d'instruction du Tribunal fédéral, à la suite de la procédure préparatoire du 11 septembre 1996 et après avoir requis l'accord des requérants, a chargé le directeur de l'Institut de médecine légale de l'Université de Zurich d'établir une expertise médicale sur la question des causes exactes de la mort de P. Dans le cadre de son rapport du 21 janvier 1997, et de son complément, cet expert a répondu, aux yeux du Gouvernement, de manière détaillée et sans détours, à l'ensemble des questions précises soumises à lui. Au vu des résultats clairs et sans équivoque de cette expertise, ainsi que celle du 12 juin 1995, ordonnée par les requérants, le Tribunal fédéral, procédant à l'appréciation des différentes preuves à sa disposition, arriva à la conclusion que des investigations supplémentaires n'étaient pas nécessaires pour constater que le comportement des policiers n'avait pas été de nature ni à provoquer, ni à prévenir l'issue fatale de P.
Dès lors, et compte tenu de la marge d'appréciation reconnue aux Etats par la Cour en matière de recevabilité et d'appréciation des preuves, les requérants ont donc bénéficié, aux yeux du Gouvernement, d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1.
Les requérants contestent le point de vue du Gouvernement, estimant qu'il ne s'agissait pas de témoignages au sens juridique du terme, étant donné qu'ils n'ont pas été recueillis devant un magistrat, ni même devant un officier de police non impliqué dans l'affaire, ni en procédure contradictoire. Ils allèguent en outre que l'état de fait présenté par le Tribunal fédéral repose exclusivement sur le rapport de police du 8 août 1994, préparé par les deux policiers en cause, et que même l'expert nommé par le Tribunal fédéral a noté que le déroulement de l'immobilisation de P. n'avait pas été éclairci définitivement.
La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.
 


Entscheid

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.
 
    Michael O'Boyle    Greffier
    Nicolas Bratza    Président