Chapeau
148 III 209
27. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit civil dans la cause A. et B. contre C. S.A. (recours en matière civile)
4A_554/2021 du 2 mai 2022
Regeste
Art. 269a et 270 CO; contestation du loyer initial d'un logement situé dans un immeuble ancien; loyer abusif; fixation du nouveau loyer initial.
Cas dans lesquels le loyer initial est présumé abusif (rappel de la jurisprudence; consid. 3.2.1).
Si le bailleur parvient à éveiller chez le juge des doutes quant à cette présomption, celle-ci tombe (rappel de la jurisprudence; consid. 3.2.2).
Si le bailleur n'y parvient pas, la présomption du loyer abusif s'applique en faveur du locataire. Dans ce cas, le loyer convenu est présumé abusif et il appartient au juge de fixer lui-même le loyer initial (consid. 3.2.3).
Application au cas d'espèce (consid. 3.3).
Faits à partir de page 210
A.a En 1949, C. SA (ci-après: la bailleresse), sous son ancienne raison sociale, a acquis un immeuble à Z. En 1965, elle a détruit cet immeuble pour en reconstruire un nouveau.
A.b Par contrat du 7 novembre 2017, A. et B. (ci-après: les locataires) ont pris à bail, avec effet au 1
er décembre 2017, un appartement de quatre pièces situé au cinquième étage de l'immeuble précité. Le loyer mensuel initial net a été fixé à 2'280 fr., auquel s'ajoutait un acompte de 230 fr. pour le chauffage, l'eau chaude et les frais accessoires. Selon la formule officielle de notification de loyer utilisée lors de la conclusion d'un nouveau bail, datée du même jour, le précédent locataire payait un loyer net de 1'562 fr. depuis 2014, ainsi qu'un acompte de 230 fr. pour le chauffage, l'eau chaude et les frais accessoires. L'augmentation de loyer était motivée par l'adaptation aux loyers usuels du quartier.
B.a Les locataires ont contesté le loyer initial par requête déposée devant la Commission de conciliation en matière de baux à loyer du district de la Riviera-Pays d'Enhaut. Ayant fait opposition à la proposition de jugement rendue par cette commission et ayant obtenu une autorisation de procéder, ils ont déposé leur demande devant le Tribunal des baux du canton de Vaud. Ils ont conclu, en substance, à ce que le loyer initial de leur appartement soit fixé à un montant mensuel brut de 1'467 fr. 30 et à ce que le trop-perçu leur soit restitué.
BGE 148 III 209 S. 211
Par jugement du 14 septembre 2018, le tribunal a fixé à 1'562 fr. le loyer mensuel initial net de l'appartement dès le 1er décembre 2017 et a ordonné la restitution du trop-perçu. Il a considéré que l'augmentation de loyer de 46 % par rapport au loyer précédent était injustifiable compte tenu de la conjoncture économique, de sorte que les locataires avaient démontré que la hausse de loyer était certainement abusive. La bailleresse avait produit cinq annonces de location provenant de sites internet et des fiches comparatives concernant deux appartements, ce qui n'était pas suffisant pour établir les loyers du quartier. Elle avait ainsi échoué à apporter la contre-preuve du caractère non abusif du loyer convenu. Dès lors, le tribunal s'est attaché à fixer le loyer initial admissible. Il a relevé que ni les loyers du quartier, ni le rendement net (faute de production des pièces nécessaires, ce qui ne pouvait être reproché à la bailleresse), ne pouvaient servir de critère de fixation du loyer initial. Comme aucune des parties n'avait produit de statistiques, le seul critère à disposition était le loyer acquitté par le locataire précédent, s'élevant à 1'562 fr. Le tribunal a ainsi arrêté le loyer initial net à ce montant.
Par arrêt du 30 octobre 2019, statuant sur appel de la bailleresse, la Cour d'appel civile du Tribunal cantonal vaudois a annulé ce jugement et a renvoyé la cause au tribunal afin qu'il procède dans le sens des considérants. Elle lui a reproché de s'être référé au précédent loyer comme seul critère. Il convenait de procéder à un nouvel examen à l'aune des statistiques, lesquelles constituaient des faits notoires, en les pondérant au besoin pour tenir compte des caractéristiques de l'objet litigieux. Le tribunal n'avait analysé aucun de ces éléments et n'avait pas usé de son expérience.
B.b A la suite de l'arrêt de renvoi, le tribunal a notamment procédé à une inspection locale de l'appartement. Par jugement du 4 novembre 2020, il a fixé à 1'800 fr. le loyer mensuel initial net dû dès le 1
er décembre 2017 et a ordonné la restitution du trop-perçu. Il s'est fondé sur des données ressortant de statistiques publiées par l'Office fédéral de la statistique (OFS) relatives au "Loyer moyen par m² en francs selon le nombre de pièces, par canton" en 2017. Il a retenu, pour un logement de quatre pièces d'une surface de 103 m² dans le canton de Vaud, un loyer mensuel net de 1'637 fr. (103 m² x 15 fr. 90). Il a ensuite pondéré ce montant en fonction des caractéristiques du logement et a fixé le loyer mensuel initial net à 1'800 fr.
B.c Par arrêt du 10 septembre 2021, la cour cantonale a rejeté l'appel formé par les locataires à l'encontre de ce jugement et l'a confirmé.
BGE 148 III 209 S. 212
C. Les locataires (ci-après: les recourants) ont exercé un recours en matière civile au Tribunal fédéral contre cet arrêt. Ils ont conclu, en substance, à sa réforme en ce sens que le loyer initial net soit fixé sur la base du loyer de l'ancien locataire, respectivement sur la base des statistiques, à un montant de 1'562 fr., et que la bailleresse (ci-après: l'intimée) soit condamnée à leur restituer le trop-perçu. (...)
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
(extrait)
Extrait des considérants:
3. En vertu de l'
art. 270 al. 1 CO, le locataire peut contester le loyer initial qu'il estime abusif au sens des
art. 269 et 269a CO. Selon l'
art. 269 CO, le loyer est abusif lorsqu'il permet au bailleur d'obtenir un rendement excessif de la chose louée et, selon l'
art. 269a let. a CO, il est présumé non abusif lorsqu'il se situe dans les limites des loyers usuels dans la localité ou dans le quartier.
3.1 Le critère absolu du rendement net a la priorité sur celui des loyers usuels de la localité ou du quartier, en ce sens que le locataire peut toujours tenter de prouver que le loyer permet au bailleur d'obtenir un rendement excessif (
art. 269 CO), et ce n'est donc qu'en cas de difficulté ou d'impossibilité de déterminer le caractère excessif du rendement net qu'il pourra être fait application du critère des loyers usuels de la localité ou du quartier (
ATF 147 III 14 consid. 4.2 et l'arrêt cité).
Pour les immeubles anciens, la hiérarchie des critères absolus est inversée: le critère des loyers usuels de la localité ou du quartier l'emporte sur le critère du rendement net des fonds propres investis (
ATF 147 III 14 consid. 4.2;
ATF 140 III 433 consid. 3.1). Pour un immeuble ancien, le bailleur peut donc se prévaloir de la prééminence du critère des loyers usuels de la localité ou du quartier; le fait que ce critère ait la priorité ne l'empêche toutefois pas d'établir que l'immeuble ne lui procure pas un rendement excessif à l'aide du rendement net (arrêt 4A_191/2018 précité consid. 3.1 et les arrêts cités). Est ancien un immeuble dont la construction ou la dernière acquisition remonte à trente ans au moins, au moment où débute le bail; autrement dit, ce délai de trente ans commence à courir soit à la date de la construction de l'immeuble, soit à celle de sa dernière acquisition, et doit être échu au moment où débute le bail (
ATF 147 III 14 consid. 4.2;
ATF 144 III 514 consid. 3.2).
3.2 Lorsque, dans la formule officielle, le bailleur s'est prévalu des loyers usuels pour justifier la hausse du loyer par rapport à celui de l'ancien locataire, il appartient au locataire de prouver le caractère abusif du loyer initial (
ATF 147 III 431 consid. 3.2.1;
ATF 139 III 13 consid. 3.1.3.2).
3.2.1 Le loyer initial est présumé abusif (présomption de fait) lorsqu'il a été massivement augmenté par rapport au loyer précédent, soit de beaucoup plus que 10 %, et que cela ne peut s'expliquer par l'évolution du taux hypothécaire de référence ou de l'indice suisse des prix à la consommation (
ATF 147 III 431 consid. 3.3).
Cette présomption peut être affaiblie par le bailleur s'il parvient à éveiller auprès du juge des doutes fondés quant à sa véracité (
ATF 147 III 431 consid. 4.2). Pour éveiller de tels doutes, il est par exemple envisageable que le bailleur se réfère à un certain nombre de logements de comparaison et/ou à des statistiques officielles ou à des statistiques ne répondant pas aux exigences de l'art. 11 al. 4 en lien avec l'al. 1 de l'ordonnance du 9 mai 1990 sur le bail à loyer et le bail à ferme d'habitations et de locaux commerciaux (OBLF; RS 221. 213.11) (cf. pour les détails,
ATF 147 III 431 consid. 4.3.1).
Le juge cantonal doit apprécier les indices présentés par le bailleur en tenant compte de son expérience générale de la vie et de sa connaissance du marché local (
ATF 147 III 431 consid. 4.3.3).
3.2.2 S'il arrive à la conclusion que le bailleur a éveillé des doutes fondés sur la présomption, celle-ci tombe. Dans ce cas, il incombe au locataire de prouver le caractère abusif du loyer initial à l'aide de cinq objets comparables ou d'une statistique officielle (
ATF 147 III 431 consid. 4.3.3).
3.2.3 En revanche, si le bailleur ne parvient pas à éveiller des doutes fondés, la présomption du loyer abusif s'applique en faveur du locataire (
ATF 147 III 431 consid. 4.3.3). Dans ce cas, le loyer convenu est présumé abusif et il incombe au juge de fixer lui-même le loyer initial. En effet, sous peine de commettre un déni de justice, il doit arrêter un loyer même si les parties n'ont pas apporté de moyens de preuve (
ATF 139 III 13 consid. 3.5.1).
Se pose ainsi la question de savoir comment le juge doit procéder pour fixer le loyer initial si les parties n'ont pas fourni d'éléments pertinents.
BGE 148 III 209 S. 214
Dans l'
ATF 139 III 13 consid. 3.5 ss, le Tribunal fédéral a qualifié le loyer initial d'abusif et a dû arrêter lui-même le loyer initial; dans le cas concret, faute d'éléments produits par les parties, il a estimé conforme au droit fédéral de s'en tenir au loyer payé par l'ancien locataire.
Tel ne doit toutefois pas être systématiquement le cas. En effet, le juge du fait jouit d'une grande marge d'appréciation pour fixer le loyer initial dans un cas concret. En s'inspirant de la jurisprudence récente rendue en lien avec le critère du rendement net (
ATF 147 III 14 consid. 6.1.2 et 6.1.3;
ATF 142 III 568 consid. 2.1), en l'absence d'éléments permettant de fixer le loyer selon l'
art. 11 OBLF, même lorsque le défaut est imputable au bailleur, il y a lieu de procéder comme suit:
a) En l'absence de tout élément de preuve, il faut s'en tenir au loyer payé par le précédent locataire.
b) S'il existe d'autres éléments, comme des statistiques cantonales ou communales, mêmes si elles ne sont pas suffisamment différenciées au sens de l'art. 11 al. 4 OBLF, il y a lieu d'en tenir compte et de pondérer les chiffres qui en résultent en fonction des caractéristiques concrètes de l'appartement litigieux, du montant du loyer payé par le précédent locataire, ainsi que de la connaissance du marché local et de l'expérience du juge.
3.3 En l'occurrence, il n'est pas contesté que le logement litigieux se trouve dans un immeuble ancien et que le critère des loyers usuels du quartier est donc prioritaire, critère que l'intimée a d'ailleurs invoqué dans la formule officielle.
Il n'est pas non plus contesté que le loyer initial a été qualifié d'abusif. L'arrêt du 30 octobre 2019 de la cour cantonale a été rendu avant les précisions de la jurisprudence apportées par l'
ATF 147 III 431 précité, mais il aboutit à un résultat conforme à celles-ci. Au vu de l'augmentation de loyer de 46 % par rapport au loyer du précédent locataire, le loyer initial était présumé abusif. La bailleresse n'a pas fourni d'éléments suffisants pour éveiller auprès du juge des doutes fondés quant à la véracité de cette présomption, de sorte que cette présomption s'applique.
Il appartenait ainsi aux juges de procéder eux-mêmes à la fixation du loyer initial.