Chapeau
124 IV 53
9. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 27 janvier 1998 dans la cause V. contre Ministère public du canton de Vaud (pourvoi en nullité)
Regeste
Art. 122 CP et
art. 129 CP; distinction entre la qualification de lésions corporelles graves et la qualification de mise en danger de la vie d'autrui.
Il n'y a de blessure propre à mettre la vie en danger, au sens de l'art. 122 al. 1 CP, que si la blessure subie par la victime conduit à mettre sa vie en danger. Une mise en danger de la vie d'autrui qui ne découle pas d'une blessure doit être examinée au regard des conditions posées par l'art. 129 CP (consid. 2; changement de jurisprudence).
Celui qui étrangle une personne au point de mettre sa vie en danger sans toutefois causer de lésions sérieuses, ne se rend pas coupable de lésions corporelles graves, mais, si les conditions en sont remplies, de mise en danger de la vie d'autrui.
Faits à partir de page 53
A.- V., né le 22 mai 1967, a noué une liaison sentimentale avec F. Après une année de vie commune, F. a rompu, au printemps 1989, à la suite d'une scène au cours de laquelle V., qui était fortement sous l'influence de l'alcool, a violemment frappé son amie.
Au mois de décembre 1994, F. s'est mise en ménage avec B. V. s'est alors de nouveau manifesté de façon déplaisante, rôdant à proximité du lieu de travail et du domicile de son ex-amie.
BGE 124 IV 53 S. 54
Le 27 mars 1995 entre 10 h. 15 et 10 h. 30, V., après avoir mis des gants de travail, s'est présenté à l'appartement de F., sachant que celle-ci avait congé ce matin-là. Lorsque F. a ouvert sa porte, il l'a violemment empêchée de refermer celle-ci et a pénétré dans les lieux bien que F. lui ait dit de s'en aller. V. l'a poussée et saisie à la gorge, avec ses deux mains, en repoussant la porte avec le pied. F. est tombée par terre, en heurtant au passage le mur qui se trouvait derrière elle avec l'arrière de la tête, et s'est retrouvée sur le dos. L'accusé est demeuré agrippé à elle, toujours serrant son cou des deux mains, et a suivi son mouvement. Dès lors, à califourchon sur elle, il a continué à lui serrer le cou toujours plus fort, mettant à un moment donné un genou sur son ventre. Ne pouvant plus ni respirer, ni crier, F. a tenté, avec ses mains, de desserrer l'étau formé par celles de son agresseur, tout en battant des jambes pour tenter de le désarçonner. A un moment donné, sans pouvoir expliquer comment, elle a réussi à le faire lâcher prise d'une main et à se redresser légèrement durant un instant. V. a toutefois immédiatement repris son étranglement et elle s'est trouvée à nouveau plaquée au sol, privée de respiration. Elle a pu se libérer une deuxième fois brièvement, mais l'accusé l'a immédiatement à nouveau plaquée au sol en continuant à l'étrangler toujours aussi fortement. Finalement, dans un ultime effort, elle a réussi à se dégager. S'étant levée, elle est parvenue à gagner le palier d'où elle a appelé au secours. V. est alors parti en lui disant: "cela ne se terminera pas comme cela".
F., qui a craint pour sa vie, gravement choquée, a appelé immédiatement son ami B., puis s'est rendue à la police et chez son médecin de famille. Celui-ci a constaté des égratignures et des ecchymoses pouvant correspondre à des traces de strangulation, ainsi qu'une contusion de la lèvre inférieure droite. Ce praticien a estimé que la vie de F. n'avait pas été mise concrètement en danger, sans pouvoir écarter formellement cette hypothèse. Dans un rapport d'expertise du 9 août 1995, les médecins K. et M., de l'Institut de médecine légale de l'Université de Lausanne, ont constaté que les lésions observées par le médecin étaient compatibles et fortement évocatrices d'une prise au cou avec strangulation. Ils ont affirmé que la violence décrite pouvait entraîner, bien que rarement, une mort par réflexe cardio-inhibiteur, et, si elle était suffisamment forte et durait suffisamment longtemps, elle pouvait provoquer le décès par asphyxie; le Dr K. a précisé que les traces constatées sont celles d'une strangulation d'une certaine importance et d'une certaine insistance; les experts ont conclu que la vie de la victime avait été mise concrètement en danger.
BGE 124 IV 53 S. 55
B.- Par jugement du 15 mai 1997, le Tribunal correctionnel du district de Morges a condamné V., pour lésions corporelles graves, menaces et violation de domicile, à la peine de 3 ans de réclusion, statuant par ailleurs sur les conclusions civiles et les frais.
Par arrêt du 8 juillet 1997, la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal vaudois a rejeté le recours formé contre ce jugement par le condamné.
C.- V. se pourvoit en nullité à la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral contre cet arrêt. Soutenant que les faits retenus ne constituent pas des lésions corporelles graves au sens de l'
art. 122 CP, il conclut à l'annulation de la décision attaquée. Le Ministère public a conclu au rejet du pourvoi.
Le Tribunal fédéral a admis celui-ci.
Considérant en droit:
1. Le pourvoi, qui a un caractère cassatoire (
art. 277ter al. 1 PPF), ne peut être formé que pour violation du droit fédéral, à l'exception de la violation directe d'un droit de rang constitutionnel (
art. 269 PPF).
La Cour de cassation n'est pas liée par les motifs invoqués, mais elle ne peut aller au-delà des conclusions du recourant (
art. 277bis PPF). Les conclusions devant être interprétées à la lumière de leur motivation (
ATF 123 IV 125 consid. 1 p. 127), le recourant a clairement limité l'objet du litige à la qualification de lésions corporelles graves.
Sous réserve de la rectification d'une inadvertance manifeste, la Cour de cassation est liée par les constatations de fait de l'autorité cantonale (
art. 277bis al. 1 PPF). Le recourant ne peut pas présenter de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (
art. 273 al. 1 let. b PPF). Dans la mesure où il présenterait un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, il n'est pas possible d'en tenir compte (
ATF 121 IV 18 consid. 2b/bb p. 23, 131 consid. 5b p. 137, 185 consid. 2b p. 190 s.;
ATF 119 IV 202 consid. 2b p. 206).
2. Le recourant conteste exclusivement sa condamnation pour lésions corporelles graves (
art. 122 CP), soutenant que les faits ne correspondent pas à la définition de cette infraction.
La Cour de cassation étant liée par les constatations cantonales (
art. 277bis al. 1 PPF), la qualification juridique doit être opérée exclusivement sur la base des faits contenus dans la décision attaquée.
BGE 124 IV 53 S. 56
Déterminer quelles sont les strangulations subies en l'espèce et quels sont les risques qui pouvaient en résulter concrètement, tenant compte des connaissances scientifiques, relève des constatations de fait. La cour cantonale n'est d'ailleurs pas tombée dans l'arbitraire lorsqu'elle a préféré à l'opinion plutôt indécise du médecin de famille celle des experts judiciaires spécialisés dans le domaine de la médecine légale, alors qu'aucun indice concret ne vient sérieusement mettre en doute leurs affirmations.
La cour cantonale a fondé sa qualification sur un arrêt ancien (
ATF 91 IV 193 ss), qui est critiqué par la doctrine (TRECHSEL, Schweizerisches Strafgesetzbuch, Kurzkommentar, 2e éd., Zurich 1997, art. 122 no 2; REHBERG/SCHMID, Strafrecht III, 7e éd., Zurich 1997 p. 34; SCHUBARTH, Kommentar zum schweizerischen Strafrecht 1. Band, Berne 1982, art. 122 no 17; STRATENWERTH, Schweizerisches Strafrecht, 5e éd., Berne 1995, Bes. Teil I § 3 no 37), de sorte qu'il ne peut être suivi sans autre examen.
Selon l'art. 122 al. 1 CP, il y a lésions corporelles graves lorsque l'auteur a "blessé une personne de façon à mettre sa vie en danger".
Les lésions corporelles graves, prévues et punies par l'art. 122 CP, constituent une infraction de résultat supposant une lésion du bien juridiquement protégé, et non une simple mise en danger. Il faut donc tout d'abord déterminer quelle est la lésion voulue (même sous la forme du dol éventuel) et obtenue (sous réserve de la tentative). Ce n'est qu'ensuite qu'il faut déterminer si ce résultat doit être qualifié de grave, afin de distinguer les hypothèses de l'art. 122 CP et celles de l'art. 123 CP (lésions corporelles simples). Cela résulte clairement de la formulation légale rappelée ci-dessus, selon laquelle l'auteur doit avoir "blessé une personne de façon à mettre sa vie en danger"; il faut donc qu'il y ait une blessure et que celle-ci soit de nature à mettre la vie en danger. Le danger n'intervient que pour qualifier la blessure de grave; il ne peut pas suppléer la blessure. Comme le relève la doctrine, le danger doit résulter de la blessure causée, et non pas directement du comportement de l'auteur (CORBOZ, Les principales infractions, Berne 1997, art. 122 no 8; REHBERG/SCHMID, op.cit., p. 33; SCHUBARTH, op.cit., art. 122 no 17; STRATENWERTH, op.cit., § 3 no 36 s.; HURTADO POZO, Droit pénal, Partie spéciale I, 3e éd., Zurich 1997, p. 127 no 453).
En l'espèce, les seules blessures constatées sont des égratignures, des ecchymoses et une contusion de la lèvre. Il est évident que de telles lésions ne créent pas un danger de mort immédiat. Le recourant n'a donc pas causé intentionnellement des blessures qui auraient
BGE 124 IV 53 S. 57
mis en danger la vie de sa victime, de sorte que les conditions de l'
art. 122 al. 1 CP ne sont pas réunies.
L'art. 122 al. 2 CP cite d'autres hypothèses dans lesquelles les lésions corporelles graves doivent être retenues, mais nul ne prétend que l'une de ces hypothèses soit réalisée en l'espèce (l'arrêt attaqué parle d'une incapacité de travail de 3 à 5 jours; il évoque des troubles psychiques qui doivent être soignés, mais ne parle pas d'une maladie mentale permanente).
Il reste donc à examiner si les faits doivent être qualifiés de lésions corporelles graves en vertu de la clause générale contenue à l'art. 122 al. 3 CP. Selon cette disposition, il y a lésions corporelles graves lorsque l'auteur, agissant intentionnellement, a "fait subir à une personne toute autre atteinte grave à l'intégrité corporelle ou à la santé physique ou mentale". Cette norme générale a surtout pour but d'englober les cas de lésions du corps humain ou de maladie, qui ne sont pas cités par l'art. 122 CP, mais qui entraînent néanmoins des conséquences graves sous la forme de plusieurs mois d'hospitalisation, de longues et graves souffrances ou de nombreux mois d'incapacité de travail (TRECHSEL, op.cit., art. 122 no 9; CORBOZ, op.cit., art. 122 no 12; STRATENWERTH, op.cit., § 3 no 40). On peut ici se demander si l'interruption momentanée d'une fonction vitale, comme la respiration ou la circulation sanguine, ne pourrait pas être considérée comme une atteinte grave au sens de l'art. 122 al. 3 CP. De telles interruptions peuvent laisser des séquelles, qui constituent en soi des lésions. Rien de tel n'a cependant été constaté en l'espèce. Vouloir raisonner ici avec l'idée d'une tentative suppose des distinctions extrêmement subtiles sous l'angle de l'intention, qui se heurteraient à des difficultés de preuve quasiment insurmontables. On ne saurait d'ailleurs soutenir qu'entraver ou interrompre brièvement la respiration, par exemple en manipulant un appareil respiratoire ou un masque à gaz, suffit à réaliser l'infraction de lésions corporelles graves au sens de l'art. 122 CP. Le danger, qui confère à une telle situation sa gravité, réside bien plus dans le comportement de l'auteur, qui interrompt plus ou moins totalement et longuement la respiration, plutôt que dans une lésion.
La cour cantonale a perdu de vue que l'
art. 122 CP prévoit une infraction de résultat supposant une lésion du bien juridiquement protégé, laquelle doit être qualifiée de grave. Ce que la cour cantonale a voulu stigmatiser en réalité, c'est le comportement dangereux de l'auteur, qui a serré longuement et fortement le cou de sa victime. La cour cantonale a vu la gravité non pas dans les lésions subies,
BGE 124 IV 53 S. 58
mais dans le comportement de l'auteur qui a mis en danger la vie d'autrui. Pour saisir correctement cet aspect, il fallait une infraction de mise en danger, et non de lésion. L'
art. 129 CP (mise en danger de la vie d'autrui) est précisément conçu pour ce genre de situation et la cour cantonale doit examiner la question sous cet angle.
La victime a certes subi des lésions (égratignures, ecchymoses et contusions), mais celles-ci ne peuvent pas être qualifiées de graves au sens de l'art. 122 CP. Elle a également subi une perturbation psychique - qui est loin d'être négligeable et ne saurait être minimisée -, mais qui ne peut être qualifiée d'atteinte grave à la santé mentale au sens de l'art. 122 CP.
Ce changement de qualification ne modifie pas fondamentalement l'appréciation de la faute et on peut se demander s'il justifie d'annuler la décision attaquée (cf.
ATF 116 IV 233 consid. 2c p. 238). Cependant, même en tenant compte de l'aggravation de peine résultant du concours (
art. 68 ch. 1 al. 1 CP) entre une mise en danger de la vie d'autrui (
art. 129 CP) et des lésions corporelles simples (
art. 123 ch. 1 CP), la peine encourue, dans l'hypothèse la plus défavorable pour le recourant, ne peut pas dépasser 7 ans et demi de réclusion, tandis que la qualification retenue (
art. 122 CP) conduisait à une peine maximum de 10 ans de réclusion. Il n'est donc pas exclu que ce problème de qualification ait joué un rôle dans la fixation de la peine, de sorte que le pourvoi doit être admis; une solution différente conduirait d'ailleurs à refuser le plus souvent d'entrer en matière sur des problèmes de qualification, ce qui empêcherait le pourvoi en nullité de jouer son rôle en vue d'une application correcte et uniforme du droit fédéral.