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Bundesgericht 
Tribunal fédéral 
Tribunale federale 
Tribunal federal 
 
 
 
 
9C_493/2022  
 
 
Arrêt du 28 septembre 2023  
 
IIIe Cour de droit public  
 
Composition 
M. et Mmes les Juges fédéraux Parrino, Président, Moser-Szeless et Scherrer Reber. 
Greffière : Mme Perrenoud. 
 
Participants à la procédure 
A.________, 
représentée par son curateur Me Philippe Juvet, avocat, 
recourante, 
 
contre  
 
Service des prestations complémentaires, route de Chêne 54, 1208 Genève, 
intimé. 
 
Objet 
Prestation complémentaire à l'AVS/AI, 
 
recours contre l'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève du 19 septembre 2022 (A/4230/2021 ATAS/818/2022). 
 
 
Faits :  
 
A.  
Par ordonnance du 6 juillet 2021, le Tribunal de protection de l'adulte et de l'enfant de la République et canton de Genève (ci-après: le TPAE) a institué une curatelle de représentation et de gestion en faveur de A.________, née en 1941, et désigné Maître Philippe Juvet aux fonctions de curateur. 
Le 13 octobre 2021, A.________ a déposé une demande de prestations complémentaires à sa rente de l'assurance-vieillesse et survivants, par l'intermédiaire de son curateur. Dans le courrier accompagnant la demande, le curateur indiquait que la santé psychique de la prénommée était très inquiétante et qu'une admission dans un lieu de vie sécurisé était urgente; il y précisait également que A.________ avait prêté, sans aucune garantie, la quasi-totalité de son disponible financier à B.________, domiciliée en Espagne, et qu'il ignorait si les prêts seraient remboursés. Par décision du 28 octobre 2021, confirmée sur opposition le 19 novembre suivant, le Service des prestations complémentaires de la République et canton de Genève (ci-après: le SPC) a rejeté la demande. En bref, il a considéré que la fortune nette de A.________ était évaluée à 599'992 fr. 60, une fois pris en compte les prêts octroyés à hauteur de 585'000 fr., et que l'intéressée n'avait pas démontré avoir été victime de tromperie lors de l'octroi des prêts successifs, ni que la créance était irrécupérable; en tout état de cause, même si la créance ne pouvait pas effectivement être récupérée, elle devait être prise en compte sous l'angle d'un dessaisissement de fortune. 
 
B.  
A.________ a déféré la décision sur opposition du 19 novembre 2021 à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, par l'intermédiaire de son curateur. Le 14 janvier 2022, celui-ci a informé la juridiction cantonale du dépôt, le jour même, d'une plainte pénale à l'encontre de B.________. Après avoir notamment requis des renseignements auprès de la doctoresse C.________, spécialiste en médecine interne générale et en cardiologie, et médecin traitant de A.________ (rapport du 5 juillet 2022), et tenu des audiences d'enquêtes les 2 mai et 27 juin 2022, au cours desquelles elle a entendu D.________ et E.________, en tant que témoins, la Cour de justice genevoise a rejeté le recours (arrêt du 19 septembre 2022). 
 
C.  
Toujours représentée par son curateur, A.________ interjette un recours en matière de droit public contre cet arrêt dont elle demande l'annulation "en tant qu'il rejette la demande de prestations [qu'elle a] déposée". Elle conclut principalement au renvoi de la cause à la juridiction cantonale pour nouvelle décision dans le sens des considérants. Subsidiairement, elle requiert le renvoi de la cause au SPC pour nouvelle décision dans le sens des considérants et pour qu'il lui soit ordonné de lui verser des prestations complémentaires. L'assurée sollicite également l'octroi de l'assistance judiciaire. 
Le SPC et l'Office fédéral des assurances sociales (OFAS) concluent au rejet du recours. A.________ s'est encore déterminée le 1 er septembre 2023.  
 
 
Considérant en droit :  
 
1.  
La Troisième Cour de droit public du Tribunal fédéral (jusqu'à fin décembre 2022: Deuxième Cour de droit social du Tribunal fédéral) est compétente pour connaître des recours concernant les prestations complémentaires interjetés jusqu'au 30 juin 2023 (cf. art. 82 let. a LTF et art. 31 let. g du Règlement sur le Tribunal fédéral du 20 novembre 2006 [RTF; RS 173.110.131], dans sa teneur en vigueur du 1er janvier au 30 juin 2023 [RO 2023 65]). Cette compétence est maintenue, même si les recours concernant les prestations complémentaires interjetés après le 1er juillet 2023 sont traités par la Quatrième Cour de droit public (cf. l'art. 32 let. i RTF dans sa teneur en vigueur à partir du 1 er juillet 2023).  
 
2.  
Le recours en matière de droit public peut être interjeté pour violation du droit, tel qu'il est délimité par les art. 95 et 96 LTF. Le Tribunal fédéral applique le droit d'office (art. 106 al. 1 LTF). Il statue par ailleurs sur la base des faits établis par l'autorité précédente (art. 105 al. 1 LTF), sauf s'ils ont été établis de façon manifestement inexacte ou en violation du droit au sens de l'art. 95 LTF (art. 105 al. 2 LTF). Le recourant qui entend s'en écarter doit expliquer de manière circonstanciée en quoi les conditions de l'art. 105 al. 2 LTF sont réalisées sinon un état de fait divergent ne peut pas être pris en considération. 
 
3.  
 
3.1. Le litige porte sur le droit de la recourante à des prestations complémentaires requises par demande du 13 octobre 2021, singulièrement sur le point de savoir si les prêts qu'elle a accordés à B.________ doivent être pris en compte dans le calcul des prestations, en tant que dessaisissements de fortune.  
 
3.2. L'arrêt entrepris expose de manière complète les dispositions légales et les principes jurisprudentiels relatifs notamment à la condition de la fortune, à laquelle est subordonné le droit aux prestations complémentaires fédérales et cantonales (art. 9a al. 1 let. a et al. 3 et art. 11a al. 2 LPC et art. 7 al. 1 de la loi genevoise du 25 octobre 1968 sur les prestations complémentaires cantonales [LPCC; RSG J 4 25]), ainsi qu'à la notion de dessaisissement de fortune au sens de la LPC (art. 17b de l'ordonnance du 15 janvier 1971 sur les prestations complémentaires à l'assurance-vieillesse, survivants et invalidité [OPC-AVS/AI; RS 831.301]; cf. aussi ATF 140 V 267 consid. 2.2; arrêt 9C_787/2020 du 14 avril 2021 consid. 4.2) et à la capacité de discernement (art. 16 CC) en relation avec cet acte (arrêt 9C_934/2009 du 28 avril 2010 consid. 5.1). Il suffit d'y renvoyer.  
 
4.  
 
4.1. Dans un premier grief, la recourante se prévaut d'une appréciation arbitraire des faits et des témoignages, ainsi que d'une violation de l'art. 16 CC, en ce que l'instance précédente a considéré que les éléments au dossier ne permettaient pas de remettre en question sa capacité de discernement en lien avec les prêts octroyés entre 2017 et 2019. L'assurée ne conteste en revanche pas les constatations de la juridiction cantonale selon lesquelles elle a prêté, entre le 15 août 2017 et le 23 octobre 2019, la somme totale de 585'000 fr., soit la quasi-totalité de sa fortune, à une personne domiciliée en Espagne, ce sans aucune forme de garantie.  
 
4.2. A la suite de la juridiction cantonale, on rappellera que la capacité de discernement doit être présumée et que celui qui en allègue l'absence doit prouver l'incapacité de discernement au degré de la vraisemblance prépondérante (cf. art. 16 CC; ATF 124 III 5 consid. 1b; arrêts 9C_28/2021 du 4 novembre 2021 consid. 5.2; 5A_914/2019 du 15 avril 2021 consid. 3.2). En revanche, lorsque l'expérience de la vie conduit à présumer (par exemple pour les jeunes enfants, en présence de certaines affections psychiques ou pour les personnes affaiblies par l'âge) que la personne en cause, en fonction de sa constitution, ne doit pas être jugée capable de discernement, la preuve est considérée comme suffisamment rapportée et la présomption renversée. L'autre partie peut alors tenter de prouver un intervalle de lucidité (cf. ATF 124 III 5 consid. 1b; arrêt 6B_869/2010 du 16 septembre 2011 consid. 4.2).  
La présomption d'incapacité de discernement concerne, selon la jurisprudence, les cas dans lesquels la personne en cause se trouve, au moment d'agir, diminuée psychiquement de manière durable en raison de l'âge ou de la maladie, comme cela est notoirement le cas en présence de démences séniles (syndrome psycho-organique avec pour cause une artériosclérose sénile, trouble délirant persistant ou démence sénile de type Alzheimer, p. ex.; cf. arrêt 5A_951/2016 du 14 septembre 2017 consid. 3.1.3.1 et les arrêts cités; arrêt 5A_926/2021 du 19 mai 2021 consid. 3.1.1.1). L'incapacité de discernement n'est, en revanche, pas présumée et doit, partant, être prouvée, par exemple chez une personne d'un âge avancé qui n'est que faible, atteinte dans sa santé et confuse par moment, chez une personne qui ne souffre que d'absences sporadiques ensuite d'une apoplexie ou encore qui ne souffre que de trous de mémoire liés à l'âge (arrêt 5A_951/2016 cité consid. 3.1.3.1 et les références). Un simple doute sur l'état mental ne suffit pas à renverser la présomption de capacité de discernement (arrêt 6B_869/2010 précité consid. 4.5). 
 
4.3. A l'inverse de ce que soutient la recourante, les premiers juges n'ont pas déduit "une prétendue absence de troubles du seul fait que la [doctoresse] C.________ a[va]it indiqué qu'elle ne pouvait pas se prononcer sur les troubles de sa patiente en 2017, vu les rendez-vous médicaux plus espacés". Selon leurs constatations, qui sont dénuées d'arbitraire, le médecin traitant n'avait pas observé, lors des consultations durant la période des prêts, une incapacité de sa patiente à gérer ses propres affaires (rapport du 5 juillet 2022). A la suite de la juridiction cantonale, force est d'admettre que la doctoresse C.________ n'a mis en évidence aucun élément objectif permettant de remettre en cause la capacité de discernement de la recourante durant les années 2017 à 2019, même si elle a indiqué qu'elle ne pouvait se prononcer sur la capacité de sa patiente à gérer ses affaires. Elle a fait état d'une "situation se détériorant rapidement" durant la période postérieure, à compter de 2021, voire déjà 2020, qui l'a conduite à signaler sa patiente auprès du TPAE le 17 mai 2021. Dans son rapport du 5 juillet 2022, la doctoresse C.________ a en effet exposé qu'elle avait observé objectivement en consultation une perte rapide dans l'autogestion en janvier 2021, qui était probablement déjà présente en 2020, selon l'anamnèse établie à l'époque, même si cela ne ressortait pas à ce moment à l'occasion des consultations. Partant, l'argumentation de la recourante ne démontre pas en quoi les constatations de fait des premiers juges, fondées sur le rapport du médecin traitant, en relation avec sa capacité de discernement entre 2017 et 2019, soit à l'époque du dessaisissement de fortune, seraient manifestement inexactes ou arbitraires.  
 
4.4. La recourante ne peut pas davantage être suivie lorsqu'elle affirme que les témoignages de D.________ et de E.________, qui la connaissent depuis de nombreuses années, démontrent son "incapacité de discernement claire" en 2017 déjà. Si D.________ a certes indiqué que, selon elle, A.________ "n'avait pas toute sa capacité de discernement au moment d'octroyer les prêts", elle ne l'a pas vue durant la période en cause, puisqu'elle s'est occupée d'elle uniquement à partir de l'année 2021, voire 2020. Dès lors déjà que les constatations de D.________ concernent une période postérieure à celle des prêts, c'est sans arbitraire, ni violation du droit, que la juridiction cantonale a considéré que son témoignage ne permettait pas de remettre en question la capacité de discernement de la recourante entre 2017 et 2019.  
Quant à E.________, qui a rendu visite à A.________ à raison d'une fois par semaine entre 2017 et 2019, elle a mentionné s'être aperçue dès 2018 que son amie était confuse, que celle-ci mélangeait les choses et qu'elle se trompait de dates, en précisant également que, selon elle, si la recourante avait été en pleine santé, elle n'aurait jamais octroyé un prêt si important. Ces éléments ne suffisent cependant pas pour admettre, au moment des prêts, un état durable d'altération mentale lié à l'âge ou à la maladie, en présence duquel la personne en cause est en principe présumée dépourvue de la capacité d'agir raisonnablement (cf. consid. 4.2 supra). Les considérations de personnes proches quant à l'ampleur et au caractère peu raisonnable des prêts que la recourante a accordés ne sauraient du reste l'emporter sur les constatations médicales figurant au dossier, en l'occurrence celles de la doctoresse C.________, qui ne fait pas mention d'un état durable d'altération mentale ni d'une incapacité de discernement pour la période antérieure à 2021, voire à 2020 (consid. 4.3 supra). 
 
4.5. C'est également en vain que la recourante affirme que "la remise des fonds en elle-même est déjà un signe évident d'incapacité de discernement". Elle allègue à ce propos que tout simplement personne, à part quelqu'un qui n'a plus sa faculté d'agir raisonnablement, "aurait remis l'entier de sa fortune, soit plus de 500'000 fr., à une brève connaissance, pour des activités en Espagne, sans aucune garantie". Cette argumentation est mal fondée, dès lors qu'une personne peut agir de manière déraisonnable sans être dépourvue de la capacité de discernement. Une personne n'est en effet privée de discernement au sens de la loi que si sa faculté d'agir raisonnablement est altérée, en partie du moins, par l'une des causes énumérées à l'art. 16 CC (ATF 117 II 231 consid. 2a; cf. aussi arrêt 8C_916/2011 du 8 janvier 2013 consid. 2.2). Or une telle cause n'est pas établie à l'époque déterminante à laquelle les prêts ont été accordés, au vu des indications médicales au dossier (consid. 4.3 supra).  
Il est vrai que les premiers juges ont retenu qu'"il y a lieu d'admettre qu'aucune personne raisonnable n'aurait, dans la même situation et les mêmes circonstances octroyé, un tel prêt" (consid. 9 p. 10 de l'arrêt entrepris). Si un acte déraisonnable peut dans certaines circonstances constituer un indice d'un défaut de discernement (arrêt 5A_910/2021 du 8 mars 2023 consid. 6.2.3 et les arrêts cités), en l'occurrence, cet indice est insuffisant à lui seul. L'appréciation de la juridiction cantonale se rapporte du reste au caractère déraisonnable du prêt octroyé par l'assurée, en relation avec la jurisprudence selon laquelle si l'octroi d'un prêt ne saurait être assimilé à un dessaisissement de fortune, dès lors qu'il fonde un droit au remboursement, il faut cependant réserver l'hypothèse où, au regard des circonstances concrètes du cas d'espèce, il apparaît dès le départ que ce prêt ne sera pas remboursé (arrêts 9C_333/2016 du 3 novembre 2016 consid. 4.3.3; 9C_180/2010 du 15 juin 2010 consid. 5.2 et les arrêts cités). Le recours est mal fondé sur ce point. 
 
5.  
Le grief de la recourante tiré d'un établissement inexact des faits et d'une violation des art. 11a LPC et 17 OPC-AVS/AI, en ce que la juridiction cantonale n'a pas examiné la "problématique de diminution de patrimoine causée par une infraction pénale", est en revanche bien fondé. 
Selon la jurisprudence, une diminution du patrimoine due à des actes punissables (p. ex. escroquerie) ne peut en effet pas être qualifiée de dessaisissement de fortune, étant donné que le propre d'une telle diminution du patrimoine est précisément que la victime de l'acte punissable n'est pas consciente de l'ampleur du risque de l'investissement réalisé ou qu'elle est trompée astucieusement à ce sujet (arrêts 9C_180/2010 précité consid. 5.2; 8C_567/2007 du 2 juillet 2008 consid. 6.5). Or en l'espèce, bien que dûment informés par le curateur de l'assurée du dépôt d'une plainte pénale à l'encontre de B.________, le 14 janvier 2022, les premiers juges n'ont pas tenu compte de ce fait, qui avait pourtant une importance décisive pour l'issue du litige. La plainte semble comprendre des éléments suffisamment concrets pour justifier un examen des faits invoqués sous l'angle pénal. En conséquence, la cause doit leur être renvoyée afin qu'ils instruisent le point de savoir si la diminution de patrimoine de la recourante a été provoquée par un acte punissable, en se fondant, le cas échéant, sur l'issue de la procédure pénale. 
 
6.  
Vu le renvoi ordonné, qui revient à donner gain de cause à la recourante, les frais judiciaires afférents à la procédure fédérale doivent être mis à la charge de l'intimé (art. 66 al. 1 LTF). Celui-ci versera par ailleurs une indemnité de dépens à la recourante (art. 68 al. 1 LTF). La demande d'assistance judiciaire de l'assurée est dès lors sans objet. 
 
 
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :  
 
1.  
Le recours est partiellement admis. L'arrêt de la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, du 19 septembre 2022 est annulé. La cause est renvoyée à l'autorité précédente pour complément d'instruction et nouvelle décision. Le recours est rejeté pour le surplus. 
 
2.  
Les frais judiciaires, arrêtés à 500 fr., sont mis à la charge de l'intimé. 
 
3.  
L'intimé versera à l'avocat de la recourante la somme de 2'800 fr. à titre de dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral. 
 
4.  
Le présent arrêt est communiqué aux parties, à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances sociales, et à l'Office fédéral des assurances sociales. 
 
 
Lucerne, le 28 septembre 2023 
 
Au nom de la IIIe Cour de droit public 
du Tribunal fédéral suisse 
 
Le Président : Parrino 
 
La Greffière : Perrenoud