Avis important:
Les versions anciennes du navigateur Netscape affichent cette page sans éléments graphiques. La page conserve cependant sa fonctionnalité. Si vous utilisez fréquemment cette page, nous vous recommandons l'installation d'un navigateur plus récent.
 
 
Bundesgericht 
Tribunal fédéral 
Tribunale federale 
Tribunal federal 
 
 
 
 
4A_429/2021  
 
 
Arrêt du 27 juillet 2022  
I  
 
Composition 
Mmes les Juges fédérales 
Hohl, Présidente, Kiss et May Canellas. 
Greffière: Monti 
 
Participants à la procédure 
A.________, 
représenté par Me Alexandre Schwab, avocat, 
demandeur et recourant, 
 
contre  
 
Z.________ SA, 
représentée par Me François Bellanger, avocat, 
défenderesse et intimée. 
 
Objet 
honoraires d'architecte, 
 
recours en matière civile contre l'arrêt rendu le 8 juin 2021 par la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève (C/14809/2017, ACJC/852/2021). 
 
 
Faits :  
 
 
 
A.a. La société Z.________ SA est propriétaire d'un bâtiment d'habitation. Son capital-actions était jadis réparti à parts égales entre l'architecte A.________ et l'ingénieur civil I.________, qui exerçaient tous deux la fonction d'administrateur avec un pouvoir de signature individuelle.  
Le 29 mars 2011, l'architecte a établi un "devis général estimatif" concernant un projet de transformation de cet immeuble. Le total de 900'000 fr. HT (hors taxes) comprenait:  
 
48'000 fr. de travaux préparatoires, 
712'000 fr. de travaux proprement dits, 
100'000 fr. d'honoraires (dont 85'000 fr. pour l'architecte A.________ et 10'000 fr. pour l'ingénieur I.________),  
5'000 fr. de frais divers et imprévus, et enfin 
35'000 fr. de "frais secondaires". 
Le 13 avril 2011, la société, représentée par les administrateurs précités, a contracté un crédit de construction de 816'000 fr. auprès d'une banque. Ce montant, fondé sur le devis précité, tenait compte des liquidités de la société (84'000 fr.). 
A cette même date, la société - toujours représentée par les prénommés - et la banque ont chargé l'architecte "de surveiller l'utilisation conforme du crédit/compte de construction", parallèlement à son mandat de "surveillance de la construction". 
Le 22 avril 2011, l'architecte a élaboré un nouveau "devis général estimatif" sur la base des adjudications réalisées, qui atteignait désormais 1'170'000 fr. HT selon la répartition suivante:  
 
55'000 fr. de travaux préparatoires, 
797'000 fr. de travaux proprement dits, 
215'000 fr. d'honoraires (dont 200'000 fr. pour l'architecte et 10'000 fr. pour l'ingénieur civil),  
30'000 fr. de frais divers et imprévus, et enfin 
73'000 fr. de "frais secondaires". 
L'architecte n'a pas signé ce document, mais le courrier qui l'accompagnait, destiné à la banque. 
 
A.b. Les 12 juillet et 16 septembre 2011, l'architecte a émis deux notes d'honoraires intermédiaires à l'attention de la société. Elles s'élevaient respectivement à 40'000 fr. HT (ou 43'200 fr. TTC [toutes taxes comprises]) et à 20'000 fr. HT (ou 21'600 fr. TTC).  
Parallèlement à ces factures, il a signé des bons de paiement destinés à la banque, d'abord de 40'000 fr. (bon n° 10 du 1er juillet 2011) puis de 20'000 fr. (bon n° 21 du 19 septembre 2011). Tous deux mentionnaient que le "montant adjugé" pour les honoraires d'architecte était de 91'800 fr. La banque les a visés et contresignés. 
Chaque bon a fait l'objet d'une seconde version se démarquant de la première à deux égards: 
 
- d'une part, elle comporte uniquement la signature de l'architecte, à l'exclusion de celle de la banque et de tout visa; 
- d'autre part, elle indique un "montant adjugé" de 210'000 fr. plutôt que 91'800 fr. 
La banque a versé à l'architecte les sommes requises (40'000 fr. puis 20'000 fr.), au débit du crédit de construction de la société. 
 
A.c. Ledit crédit a été clôturé par la banque le 5 octobre 2012.  
 
A.d. Le 24 avril 2013, l'architecte a adressé à la société une note d'honoraires de 196'848 fr. HT, dont à déduire 60'000 fr. d'acomptes déjà perçus, ainsi qu'un montant de 5'800 fr. Il en résultait un solde de 141'531 fr. 90 TTC. Y était annexé un tableau du 20 avril 2013 intitulé "Contrat SIA 102 - Calcul des honoraires d'après le coût de l'ouvrage". Il comportait un calcul sur la base d'un coût déterminant (830'000 fr.), d'un tarif horaire moyen (130 fr.) et d'un temps moyen nécessaire (1'449 heures).  
La société ayant refusé d'acquitter le solde précité, elle s'est vu notifier une poursuite le 31 août 2015, qu'elle a frappée d'opposition. 
 
B.  
 
B.a. Par requête de conciliation du 28 juin 2017, l'architecte a attrait la société devant le Tribunal de première instance du canton de Genève. Il a ensuite déposé une demande concluant au paiement de 141'531 fr. 90 et à la mainlevée définitive de l'opposition.  
Statuant le 26 mai 2020, le Tribunal de première instance a partiellement admis la demande à hauteur de 31'800 fr. et prononcé la mainlevée de l'opposition dans cette mesure. 
En bref, les parties s'étaient liées par un contrat d'architecte global. L'art. 394 al. 3 CO gouvernait la rémunération du demandeur. En l'espèce, les parties avaient nourri la volonté réelle et concordante d'arrêter des honoraires d'architecte forfaitaires à 85'000 fr. HT, soit 91'800 fr. TTC. Une fois déduits les acomptes versés (60'000 fr.), la société restait débitrice de 31'800 fr. TTC. 
 
B.b. La Cour de justice genevoise, par sa Chambre civile, a rejeté l'appel de l'architecte et confirmé le jugement entrepris (voir au surplus consid. 2 infra).  
 
C.  
Agissant par la voie du recours en matière civile, l'architecte a invité le Tribunal fédéral à lui allouer ses conclusions par 141'531 fr. 90. 
La société intimée a conclu au rejet du recours, suscitant une réplique de l'architecte qu'elle a renoncé à commenter. 
L'autorité précédente s'est référée à son arrêt. 
 
 
Considérant en droit :  
 
1.  
Les conditions de recevabilité du recours en matière civile sont réalisées sur le principe, notamment celles afférentes à la valeur litigieuse minimale de 30'000 fr. (art. 74 al. 1 let. b LTF) et au délai de recours (art. 46 al. 1 let. b et art. 100 al. 1 LTF). Demeure réservée, à ce stade, la recevabilité des griefs eux-mêmes. 
 
2.  
Le litige porte sur le montant des honoraires dû à l'architecte en lien avec la transformation de l'immeuble. L'intéressé soutient qu'ils s'élèveraient à 196'848 fr. HT et non à 85'000 fr. HT. Il subsisterait une créance impayée de 141'531 fr. 90 TTC. 
La Cour de justice a rejeté ses griefs sur la base d'une double motivation: 
I. Les parties avaient convenu une rémunération forfaitaire de 85'000 fr. HT [91'800 fr. TTC, réd.] pour les services de l'architecte. Leur volonté réelle et commune découlait des indices suivants:  
a) Le seul document signé par les deux administrateurs de la société qui fût en lien - certes indirect - avec la rémunération de l'architecte était le crédit de construction du 13 avril 2011; or, celui-ci était fondé sur le devis initial du 29 mars 2011, mentionnant un montant de 85'000 fr. au titre des honoraires d'architecte. Il y avait là un premier signe d'une volonté d'allouer à l'architecte une rémunération forfaitaire de 85'000 fr. 
b) Pour ses services d'ingénieur, I.________ avait été rémunéré de manière forfaitaire selon le devis précité, ce qui laissait supposer que des modalités similaires avaient été convenues pour le demandeur. 
c) Deux bons de paiement signés par ce dernier avaient été adressés à la banque revêtus de la mention "montant adjugé 91'800 fr.". 
Il n'y avait aucune raison d'établir le même jour deux versions se distinguant par une différence de 118'200 fr., ni de faire figurer dans l'une d'elle une adjudication de 91'800 fr. postérieurement au second devis du 22 avril 2011, lequel indiquait 200'000 fr. [HT] à ce titre. 
Qui plus est, la seconde version, indiquant une adjudication de 210'000 fr., n'était pas signée par la banque et ne comportait pas son timbre; elle n'avait pas été retrouvée dans les documents détenus par son " back office ". Dès lors, il n'était pas prouvé que ces seconds jeux de bons auraient été transmis à la banque, et encore moins qu'ils auraient fait l'objet d'un accord de volonté entre les parties.  
d) Le crédit de construction avait été bouclé le 5 octobre 2012 tandis que la facture finale du demandeur (196'848 fr. HT) avait été émise en avril 2013. Il était peu probable que celui-ci eût autorisé le bouclement du crédit alors que l'état des liquidités de la société ne permettait pas de payer un solde d'honoraires aussi important. En revanche, en tablant sur des honoraires de 91'800 fr. TTC, le solde restant à payer [31'800 fr., réd.] pouvait aisément être absorbé par les liquidités de la société. 
e) Les parties étaient des professionnels de l'immobilier. Il n'était pas crédible qu'elles aient convenu d'une augmentation aussi drastique des honoraires sans documenter leurs négociations et leur accord, surtout dans le contexte suivant. 
f) Ces honoraires représentaient initialement 9,4 % du coût global des travaux. Ils avaient passé à plus de 17 % sans que le demandeur eût articulé des motifs objectifs sous-tendant une telle hausse, que n'expliquait pas la faible augmentation des travaux proprement dits (passés de 712'000 fr. à 797'000 fr.). 
II. Enfin, la thèse d'une augmentation convenue postérieurement au devis du 29 mars 2011 devait être écartée en raison de l'art. 718b CO. Car une modification du contrat sur ce point aurait dû revêtir la forme écrite, dans la mesure où l'architecte était en situation de passer un contrat avec lui-même. Or, I.________ n'avait signé aucune pièce prévoyant une rémunération de 210'000 fr. pour les services de l'architecte. Celui-ci devait apporter la preuve "d'une éventuelle modification convenue de [ses] honoraires".  
 
3.  
 
3.1. Tout le recours est fondé sur l'arbitraire dans la constatation des faits et l'appréciation des preuves. Cela étant, le recourant semble avoir perdu de vue que l'arrêt cantonal est fondé sur deux piliers indépendants l'un de l'autre, dont chacun devrait sceller le sort de la cause, même s'il faut lui concéder que sa structure ne reflète pas clairement cette dualité. En n'attaquant que le premier d'entre eux, le recourant s'expose à voir son recours déclaré irrecevable (ATF 138 I 97 consid. 4.1.4; 138 III 728 consid. 3.4).  
 
3.2. Quoi qu'il en soit, le recourant ne parvient pas à démontrer l'existence d'un quelconque arbitraire dans la constatation des faits ou l'appréciation des preuves, seul angle sous lequel il peut attaquer la première de ces deux motivations alternatives.  
A cet égard, on rappellera que le Tribunal fédéral n'intervient du chef de l'art. 9 Cst. que si le juge du fait n'a manifestement pas compris le sens et la portée d'un moyen de preuve, a omis sans raisons objectives de tenir compte des preuves pertinentes ou a effectué, sur la base des éléments recueillis, des déductions insoutenables (ATF 137 III 226 consid. 4.2 p. 234; 136 III 552 consid. 4.2). L'arbitraire ne résulte pas du seul fait qu'une autre solution serait concevable, voire préférable (ATF 144 III 145 consid. 2). 
 
3.3. Le recourant critique presque point par point les éléments que la cour cantonale a retenus comme indices d'une volonté réelle concordante:  
 
- On accordera au recourant (ad I. a consid. 2 supra) que le crédit de construction cosigné par l'administrateur I.________ ne mentionnait pas expressément les honoraires d'architecte, mais tout au plus les "coûts d'investissement selon devis", par "900'000 fr.". Cela étant, l'intéressé admet que le devis du 29 mars 2011 était "annexé" au contrat de crédit (recours p. 9). De là à en déduire que l'administrateur prénommé avait connaissance des honoraires arrêtés dans ce devis par 85'000 fr. et les avait acceptés (au nom de la société) en signant le crédit, il y a un pas que la Cour de justice pouvait franchir sans trébucher sur l'obstacle de l'arbitraire.  
Dans la foulée, le recourant conteste qu'on puisse inférer d'un tel devis, par essence estimatoire, un accord sur des honoraires forfaitaires. Il méconnaît déjà que la cour cantonale s'est fondée sur un concours d'indices. De surcroît, comme l'a souligné le premier juge, on ne trouve dans le devis aucune mention d'un tarif horaire ou d'une méthode de calcul en fonction d'un certain pourcentage de la valeur de l'ouvrage.  
- Cette dernière réflexion vaut aussi pour les honoraires concernant I.________ (ad I. b). Pour le surplus, le recourant admet que le prénommé a "facturé" des honoraires de 10'000 fr. - correspondant au montant indiqué dans le premier devis. La cour cantonale n'a pas occulté que le second devis était identique sur ce point précis, ce qui ne signifie pas encore que l'ingénieur aurait approuvé, au nom de la société, l'augmentation des honoraires d'architecte insérée par le recourant. 
- Celui-ci s'inscrit en faux contre l'argument important tiré des bons de paiement établis en deux exemplaires divergents (ad I. c). 
Force est d'admettre qu'il ne parvient toujours pas à expliquer les incongruités relevées par la cour cantonale. On ne voit pas en quoi la banque aurait ainsi mieux pu comprendre la prétendue évolution des honoraires au gré des devis. D'autant que la Cour de justice a retenu, sans arbitraire, que la banque n'avait pas reçu les secondes variantes affichant un "montant adjugé" de 210'000 fr. plutôt que 91'800 fr. Cette conclusion résultait d'une part du témoignage de l'employé de banque T1.________ selon lequel lesdits bons ne figuraient pas dans la documentation du " back office ", d'autre part dans l'absence de signature et de timbre apposés par la banque. Cette appréciation est parfaitement défendable en la confrontant aux autres déclarations du même collaborateur T1.________ ("les bons de paiement n['étaie]nt pas systématiquement timbrés" par la banque), que le recourant "complète" par ses propres explications; au témoignage du cadre supérieur T2.________ ("En principe, les bons de paiement [étaie]nt signés par quelqu'un de la banque, sauf s'il y a[vait] un oubli"); ou encore, à l'hypothèse que le recourant aurait transmis le second devis à la banque (le recours ne relie ce fait à aucun allégué et l'arrêt attaqué a renoncé à l'évoquer); ou, enfin, au fait que la partie adverse a pu produire en procédure, le 4 avril 2019, la seconde version des bons nos 10 et 21. L'intimée s'est certes bien gardée d'expliquer d'où elle tenait ces documents; toutefois, l'autorité précédente pouvait conclure sans arbitraire qu' à l'époque topique, la banque ne les avait pas reçus - et la société n'avait pas consenti à une augmentation des honoraires.  
- Le recourant rétorque que si l'augmentation des honoraires n'était pas documentée (ad I.e), tel n'était pas non plus le cas du montant initial. Il suffit de renvoyer aux réflexions émises ci-dessus (ad point I. a). 
- Le recourant ne parvient toujours pas à justifier sérieusement pour quel motif, à moins d'un mois d'intervalle, sa rémunération aurait plus que doublé (de 85'000 fr. à 200'000 fr. HT), alors que le poste des travaux proprement dits n'avait que faiblement augmenté (de 712'000 fr. à 797'000 fr.) (ad I. f). Il ne suffit pas de brandir les observations pratiques du cadre bancaire T2.________, qui s'est dit guère surpris par l'augmentation des honoraires dans ce cas précis, sachant que les travaux consistaient en une lourde rénovation et que la banque prévoyait en moyenne des honoraires d'architecte de 15 % du montant des travaux prévus. La Cour de justice n'a pas ignoré ce témoignage, ni porté une appréciation arbitraire. Sa réflexion est au contraire empreinte de bon sens. 
- On relèvera finalement que le recourant passe comme chat sur braise sur l'argument tiré de la clôture du crédit de construction antérieure à la note d'honoraires (ad I. d). 
 
4.  
Pour ces motifs, le recours ne peut qu'être rejeté dans la mesure où il est recevable. En conséquence, le recourant supportera les frais de procédure (art. 66 al. 1 LTF) et versera à l'intimée une indemnité de dépens (art. 68 al. 1 et 2 LTF). 
 
 
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :  
 
1.  
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable. 
 
2.  
Les frais de procédure, arrêtés à 5'000 fr., sont mis à la charge du recourant. 
 
3.  
Le recourant versera à l'intimée une indemnité de 6'000 fr. à titre de dépens. 
 
4.  
Le présent arrêt est communiqué aux parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève. 
 
 
Lausanne, le 27 juillet 2022 
 
Au nom de la I re Cour de droit civil 
du Tribunal fédéral suisse 
 
La Présidente : Hohl 
 
La Greffière : Monti